Le Rat et l'Huitre.
Un Rat hôte d'un champ, Rat de peu de cervelle,
Des Lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu'il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase :
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte Huître ; et notre Rat d'abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n'osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire :
J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point.
D'un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs ;
N'étant pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d'Huîtres toutes closes,
Une s'était ouverte, et bâillant au Soleil,
Par un doux Zéphir réjouie,
Humait l'air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi loin que le Rat voir cette Huître qui bâille :
Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l'Huître tout d'un coup
Se referme, et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette Fable contient plus d'un enseignement.
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d'étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre,
Que tel est pris qui croyait prendre.
Jean de La Fontaine. Fable IX - Livre VIII .
Note 1 : On a longtemps pensé que La Fontaine s’était inspiré des « Emblèmes » d’ Alciat. Mais le fabuliste a certainement eu connaissance d’une version française plus tardive d’un ouvrage intitulé « Le Rat domestique et l’ Huître », œuvre parue en 1595 et signée Gilles Romain. Ce dernier présentait d'ailleurs déjà son œuvre comme une adaptation d’Esope.
Note 2 : Quelques éclaircissements de vocabulaire, toujours utiles aux plus jeunes ...et aux autres :
Les lares sont à la fois les divinités veillant sur un foyer et l’habitation elle-même.
Sou: Une autre manière d’écrire « saoul » ; La Fontaine l’utilise pour la rime. Certains auteurs reprennent cependant la graphie moderne.
Téthys: Il s’agit de la déesse de la mer, à ne pas confondre avec Thétis, mère dAchille...voire même avec Tétris !!!
(Tetris est un jeu vidéo de puzzle conçu en 1984 par Alexei Pajitnov. Bâti sur des règles simples et exigeant intelligence et adresse, il est l'un des jeux vidéo les plus populaires au monde. Ses versions sont innombrables, y compris en 3D, et cette multiplicité se décline sur tous les types d'ordinateurs. Selon des chiffres de 2010, il en a été vendu à plus de 170 millions d'exemplaires.)
Nompareil: Ou « nonpareil ». Graphie ancienne pour « non pareil ».
Victuaille: S’employait parfois au singulier.
Aux lacs: Aux lacets c’est-à-dire au piège.
Cela fait plus de vingt ans que Fabrice Luchini se produit seul en scène. Il a commencé, souvenir mémorable, en disant des textes de Louis-Ferdinand Céline et de La Fontaine. Il savait les textes, bien sûr, mais il les lisait, tenant le livre en main comme un talisman. A l'époque, Luchini lançait, sans le savoir, une mode qui a fait florès -un acteur seul en scène tutoyant de grands textes aimés. Et c’est après la récitation d’une fable qu’il disait :
- "C’est fin. C’est ça et c’est tout. C’est final, La Fontaine." Quatre mots (fin, ça, tout, final) et tout est dit sur La Fontaine.