L’ALLUMETTE
Le feu faisait un corps à l’allumette.
Un corps vivant, avec ses gestes,
son exaltation, sa course, son histoire.
Les gaz émanés d’elle flambaient,
lui donnaient ailes et robes, un corps même :
une forme mouvante,
émouvante.
Ce fut rapide.
La tête seulement a pouvoir de s’enflammer, au contact d’une réalité dure,
-- et l´on entend alors comme le pistolet du starter.
Mais dès qu’elle a pris,
la flamme,
-- en ligne droite, vite et la voile penchée comme un bateau de régate --
parcourt le petit bout de bois.
Qu’à peine a-t-elle viré de bord
finalement elle laisse
aussi noir qu’un curé.
Francis Ponge in le Parti pris des choses.
Note : Francis Ponge (1899-1988) est un poète français. Sa poésie tend à abolir la distinction entre le mot et la chose qu'il désigne.
En 1940, il quitte Paris pour s'engager dans la Résistance. La publication, en 1942, du Parti pris des chosesle fait reconnaître comme un écrivain de grande valeur. Dans ce recueil, il pose les principaux éléments de son projet poétique, loin des convulsions et de l'automatisme dont les surréalistes avaient donné l'exemple et loin de la dimension épique d'un Saint-John Perse, ou de cette forme de sacré qu'on trouve chez René Char, par exemple. Dans ce recueil, Ponge choisit en effet d'être le poète du quotidien, du matériel, des objets et des choses (« l'Huître », « le Savon », « l'Orange », « la Cruche », « l'Appareil du téléphone »). Loin de percevoir et de montrer le monde à travers sa subjectivité de poète, Ponge prend le parti des choses, et cherche à leur donner par les mots la possibilité d'une expression. Le poème, sorte d'équivalent neutre de l'objet, devient alors un véritable objet littéraire, un « objeu ».
Par une savante et complexe utilisation de l'étymologie, de la graphie, des sons, des jeux de mots, des figures, la poésie de Ponge devient une sorte de redoublement du réel.
De retour à Paris après la guerre, Ponge se met à enseigner tout en poursuivant son œuvre poétique (Proêmes, 1948, la Rage de l'expression, 1952, Le Grand Recueil, 1961, Nouveau Recueil, 1967). Il écrit également des essais qui éclairent sa pratique poétique : Pour un Malherbe (1965), Méthodes (1971), la Fabrique du pré (1971), Comment une figue de paroles et pourquoi(1977). Il est consacré, tardivement, par le grand prix de poésie de l'Académie française en 1984. Il meurt à Bar-sur-Loup le 6 août 1988 à 89 ans.