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25 septembre 2013 3 25 /09 /septembre /2013 08:06

 

rimbaud.jpg

       Jacques Chirac a utilisé le terme abracadabrantesque  en 2000. L’adjectif avait été malicieusement déniché pour lui par D. De Villepin, qui rédigeait alors ses discours ou interventions. Encore aujourd’hui, peu en connaissent l’origine mais beaucoup ont retenu le mot, sans toutefois réussir à le prononcer correctement !

 

Mais, revenons à l'histoire de ce poème. Petit récapitulatif :

 

 

 

 

Lettre de Rimbaud à Georges Izambart.

Dans cette lettre, Rimbaud inclut le poème. Pour une meilleure lisibilité, nous donnons le poème après sa lettre alors que dans la réalité, le poème est inséré dans sa missive.

 

Monsieur Georges Izambart, professeur

27, rue de l'Abbaye-des-champs,

à Douai,

Nord.

 

 

 

Charleville, 13 mai 1871

 

 

     Cher Monsieur !

 

 

     Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. − Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. − Stat mater dolorosa, dum pendet filius.  − Je me dois à la Société, c'est juste, − et j'ai raison. − Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, − pardon! − le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j'espère, − bien d'autres espèrent la même chose, − je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! − Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris − où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève.

     Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. − Pardon du jeu de mots. −

Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !

     Vous n'êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. − Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni − trop − de la pensée :

 

 

 

 

LE CŒUR SUPPLICIE

 

Mon triste cœur bave à la poupe…(l’entièreté du poème se trouve ci-dessous)

Ça ne veut pas rien dire. − RÉPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R.

          Bonjour de cœur,

Art. Rimbaud

 

 

 

Et voici le poème qui est inséré dans la lettre, à l'endroit où nous l'avons signalé. 

 

 

Le Cœur supplicié.

 

Mon triste cœur bave à la poupe ...

Mon cœur est plein de caporal!

Ils y lancent des jets de soupe,

Mon triste cœur bave à la poupe...

Sous les quolibets de la troupe

Qui lance un rire général,

Mon triste cœur bave à la poupe,

Mon cœur est plein de caporal!

 

Ithyphalliques et pioupiesques

Leurs insultes l'ont dépravé;

À la vesprée, ils font des fresques

Ithyphalliques et pioupiesques;

Ô flots abracadabrantesques,

Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé!

Ithyphalliques et pioupiesques,

Leurs insultes l'ont dépravé.

 

Quand ils auront tari leurs chiques,

Comment agir, ô cœur volé?

Ce seront des refrains bachiques

Quand ils auront tari leurs chiques!

J'aurai des sursauts stomachiques

Si mon cœur triste est ravalé!

Quand ils auront tari leurs chiques,

Comment agir, ô cœur volé ?

 

mai 1871

 

 

 

 

 

 

rimbaud_pignon_mur.jpg

 

" Rimbaud, il fallait que ce soit un marcheur, même arrêté." Ernest Pignon-Ernest 

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Merveilleux travail d'Ernest Pignon-Ernest, dont nous avons déjà longuement parlé, entre autres ici

 



Note à propos de ce poème :

       Malgré son titre pathétique, ce poème narre une anecdote plutôt grotesque : Rimbaud se trouve sur un bateau et s'est placé à la poupe pour vomir, sous les moqueries de ses compagnons (strophe 1) ; mais on comprend bientôt qu'il est en train de subir une sodomisation de la part d'un groupe de soldats ityphalliques et avinés (strophe 2). Il sent son "cœur" souillé et en appelle aux flots purificateurs de la mer (strophes 3).

    

       La question finale : "comment agir ?" n'est pas facile à interpréter. On peut risquer une lecture biographique de cette phrase à la lumière de la lettre à Izambard (voir ci-dessus) où le poème trouve place. Rimbaud évoque dans cette lettre la vie dépravée et la situation précaire qui sont les siennes à Charleville en ce mois de mai 1871, sans argent, se faisant "entretenir" par des compagnons qu'il méprise (compagnons de bistrot et, peut-on supposer, de beuverie et de débauche) : l'anecdote du poème pourrait fort bien être comprise comme une représentation allégorique de cette situation vécue. Or, la lettre qui contient "Le Cœur supplicié" montre aussi les hésitations de Rimbaud. Il se sent englué dans sa vie médiocre et dégradante, et coupable de s'y complaire alors que tout (ses convictions politiques, l'idée qu'il se fait de la poésie) devrait le porter vers cette :« bataille de Paris, où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! » D'où, sans doute, ce cri de désarroi : "Comment agir, ô cœur volé ?"

 

 

    

       Le texte est représentatif de la poésie nouvelle que Rimbaud est en train d'élaborer en ce printemps 1871 : anti-lyrisme, polysémie du vocabulaire, multiplication des niveaux de lecture et des perspectives symboliques. La trivialité forcée du texte apparaît comme un masque, et les efforts faits par l'auteur pour se cacher derrière ce masque renforcent en nous l'intuition de sa détresse. Paradoxalement, ce poème de combat anti-lyrique est un puissant exemple de lyrisme personnel, d'un genre nouveau.

 

 

 

 

 

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24 septembre 2013 2 24 /09 /septembre /2013 05:43

 

 

 

Albert-Goring.png 

 

 

 

1.Prénom : Albert. Nom : Göring

 

En 1938, après l’Anschluss, on peut voir un dandy, fume-cigarettes aux lèvres, le regard moqueur et légèrement provocateur, se mêler aux vieilles juives contraintes par la Gestapo de nettoyer les pavés avec des brosses à dents. Ou encore, lorsque la propriétaire d’un magasin de couleurs est obligée de se mettre dans la vitrine avec autour du cou une pancarte où les passants lisent : " Je suis une sale Juive ", le même homme intervenir pour l’aider à s’enfuir. Ce dandy porte un nom qui en impose à la Gestapo : Göring. Prénom : Albert. Dès qu’il montre ses papiers d’identité, il est relâché. Nul n’ignore qu’il bénéficie de la protection de son frère, Hermann, qui le considère comme le " mouton noir " de la famille, mais qui le sauve chaque fois in extremis. Car Albert prend des risques : il lui arrive de se rendre à Dachau ou à Theresienstadt pour libérer des amis juifs, signant de son seul patronyme.

 

Par ailleurs, il fréquente assidûment les cafés viennois, aime les jeunes et jolies femmes, joue aux échecs, écrit des scénarios avant de diriger l’usine d’armement Skoda, en Tchécoslovaquie, usine où le salut hitlérien est interdit. Albert n’est pas un anti-nazi par idéologie ( il n’en épouse aucune ), ni par religion ( il est athée ), ni par humanisme ( il connaît trop bien les hommes pour se faire la moindre illusion sur eux ). Ce qui le révulse, c’est la vulgarité de ce régime, la haine qu’il suinte, son mépris de l’art et sa logique clanique. Il ne le sous-estime par pour autant : si Hitler était ce gangster loufoque que décrivent ses ennemis, ce serait un jeu d’enfant de s’en débarrasser. Malheureusement pour les Alliés, il est très doué.

 

D’Albert Göring, les psychiatres diront de lui : " Personnalité pas facile à saisir " lorsqu’il sera incarcéré par l’armée américaine dans une cellule jouxtant celle de son frère. Pourtant, dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il s ‘est exilé à Vienne où il obtiendra la nationalité autrichienne. Il ne cache pas ses convictions : " J’ai un frère qui s’est acoquiné avec ce salopard d’Hitler et, s’il continue comme ça, cela finira mal pour lui… Je crache sur Hitler, sur mon frère et sur tout le régime nazi. " Un de ses amis juifs, l’écrivain Ernst Neubach, rapportera ses propos et ses actes de résistance dans un article paru en 1962 : " Mon ami Göring " et de nombreux témoignages, dont celui du producteur Oscar Pilzer, confirmeront qu’il a sauvé de nombreux Juifs de la déportation.

 

Mais, à la fin de la guerre, le nom de Göring est une malédiction. Les Américains, auxquels il s’est livré le 9 mai 1945 à Nüremberg, ne veulent pas croire qu’il existe un " bon " Göring, même si son frère s’acharne à le disculper. Ironie du sort : les deux frères Göring sont incarcérés dans la prison d’Augsburg à quelques cellules de distance. Hermann se suicidera le 15 octobre 1946. Quant à Albert, les Américains, toujours dubitatifs, le livreront aux autorités tchèques. En 1947, il sera jugé et libéré après l’intervention d’ouvriers de Skoda qui révéleront ses actes de sabotage et celle d’Ernst Neubach qui parle des " centaines d’hommes et de femmes qui ont échappé à la Gestapo, aux camps de concentration et aux bourreaux " grâce à Albert Göring. Il est vraisemblable que l’État d’Israël lui accordera, maintenant que les historiens s’intéressent à son étrange destin, l’honneur de figurer au mémorial de l’Holocauste, Yad Vashem, comme " Juste parmi les Nations ".

 

Ce qui ne manque pas d’intriguer, c’est qu’Albert n’a laissé aucune trace écrite. On ne saura jamais pourquoi le frère cadet d’un des auteurs de la Solution Finale et numéro deux d’Hitler, a combattu avec une telle désinvolture un régime qu’il exécrait. Sans doute est-ce cela qui définit un dandy : il n’éprouve pas le besoin de s’expliquer, ni de se justifier. Et moins encore de se plaindre. Toujours considéré comme un paria en Allemagne après la guerre, abandonné par sa femme, refusant de changer de nom, suspect à vie, Albert Göring se suicidera en 1966, sans avoir été réhabilité. Il n’est même pas certain qu’il en ait éprouvé de l’amertume. Il aspirait à demeurer élégant en toutes circonstances. Il y est parvenu. Gageons qu’après " La Liste de Schindler " de Spielberg, un film ne manquera pas d’être consacré à " La Liste de Göring " : ce sera la revanche définitive d’Albert sur Hermann.

 

 

2. La magie de l’extrême.

 

 

 

Un rendez-vous qui n’aurait pas déplu à Albert Göring est celui auquel nous convie Jean-Marie Paul avec les maîtres du pessimisme européen – de Schopenhauer à Baudelaire (1). Son essai est d’autant plus jouissif que Jean-Marie Paul est persuadé à juste titre que les vraies rencontres philosophiques passent par la littérature. Et qu’en définitive seul le style peut imposer une pensée et nous soustraire aux désagréments de l’existence. Ce qui, contrairement à ce que des esprits simplistes pourraient penser, ne va pas à l’encontre du pessimisme, mais bien au contraire l’authentifie : le pessimiste – dont on concédera qu’il agit rarement en accord avec sa philosophie – est d’abord un homme qui ne se résout pas à être mortel, possédé qu’il est par un désir d’éternité inavoué. " Quand un homme, écrit Jean-Marie Paul, est intégralement habité par une vision noire des hommes et de la société, quand il est hanté par la mort et le suicide, comme l’écrivain Jean Améry, ce n’est pas à sa vie qu’il met fin, mais à la mort. Il tue la mort. Il anéantit la terreur. "

 

À l’opposé du pessimiste, l’optimiste croit en la bonté originelle de l’homme et aux vertus du progrès. Il faut avoir un estomac solide et un sommeil profond, voire une certaine forme de vulgarité, pour adopter cette posture. Le pessimiste, ce rabat-joie, se tromperait-il en voyant la vie plus noire qu’elle ne l’est et l’optimiste, ce benêt, en la perpétuant et en l’exaltant ? Je me garderai de répondre à cette cette question pour ne blesser personne. En revanche, la magie de l’extrême que distille Jean-Marie Paul nous la partagerons volontiers avec tous ceux qui ont pour l’artifice et le spleen un goût immodéré. Le pessimisme permet de jouir de tout sans jamais perdre de vue que la vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit, désir qui ne changera en rien sa condition, quoi qu’il en pense.

 

3. La machine à disparaître.

 

 

 

Le livre de philosophie que je relis le plus souvent n’est pas signé Platon, Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson, mais Andy Warhol. Chaque page de " Ma philosophie de A à B " me ravit. J’éprouve presque de l’envie pour le mec qui a écrit ça avec un humour et une désinvolture proches de Woody Allen, la profondeur en plus. Mais une profondeur d’une telle allégresse que les professeurs de philosophie y demeurent insensibles. C’est navrant pour leurs élèves qui trouveraient dans l’irrévérence et la drôlerie d’Andy Warhol, matière à penser, à penser vraiment, plutôt qu’à faire semblant et à ânonner des citations absconses sans aucun rapport avec leur existence. Les humains, leur enseignerait Warhol, laissent souvent un même problème faire leur malheur pendant des années, alors qu’ils pourraient dire simplement : " Et alors ? " C’est d’ailleurs une de ses locutions préférées : Et alors ?

- Ma mère ne m’a pas aimé … Et alors ?

- Mon mari ne veut plus me baiser … Et alors ?

- Je réussis, mais je suis toujours seul… Et alors ?

De même que le philosophe viennois Hans Vaihinger a inventé à Vienne en 1911 la philosophie du " Comme si ", Andy Warhol a créé celle du " Et alors ? " Quoi qu’on puisse leur objecter, elles sont d’une efficacité redoutable. En tout cas, elles l’ont été pour moi, moi qui, comme Stirner, Cioran ou Caraco, n’ait fondé ma Cause sur Rien.

Andy Warhol pensait aussi souvent à sa mort. Il ne voulait laisser aucun reste. Il ne voulait pas être un reste non plus. En regardant la télévision, il a vu une femme entrer dans une machine à rayons et disparaître. " C’était formidable, a-t-il écrit, parce que la matière est énergie. Cette femme s’est tout simplement éparpillée. Ce pourrait être une invention américaine, la meilleure invention américaine : pouvoir disparaître ainsi. " L’art d’Andy Warhol est une tentative de créer cette machine à disparaître. Et ce n’est pas parce qu’il ne croyait en rien que ce rien n’était rien. Andy Warhol ne cesse d’en faire la démonstration. S’il avait eu une émission de télévision à lui, il l’aurait appelée : Rien de spécial. Albert Göring aussi a dû penser qu’il n’avait rien fait de spécial. C’est à cela qu’on reconnaît un dandy.

( 1 ) Jean-Marie Paul: " Du Pessimisme " . Éd. Encre Marine

 

 

Roland JACCARD

© 2013 Roland JACCARD

 

 

 

 

 

Né le 22 septembre 1941 à Lausanne, Roland Jaccard vit et travaille à Paris depuis de nombreuses années.

Essayiste, il se fait connaître en 1975 par L'exil intérieur, essai qui a marqué des générations de lecteurs. Romancier, il écrit Sugar Babies, Flirt en hiver, Une fille pour l'été. On lui doit également une trilogie autobiographique L'âme est un vaste pays, Des femmes disparaissent, L'ombre d'une frange et des recueils de textes critiques Le cimetière de la morale. Auteur de monographies dont une consacrée à l'actrice Louise Brooks, il publie un Manifeste pour une mort douce en compagnie du directeur du Musée de l'art brut à Lausanne, Michel Thévoz.

Roland Jaccard est aussi un spécialiste de psychanalyse : journaliste spécialisé responsable de la rubrique « psychanalyse » au journal Le Monde, on lui doit plusieurs essais sur Sigmund Freud ainsi qu'une Histoire de la psychanalyse. Il est également directeur de la collection "Perspectives critiques" aux Presses universitaires de France.

Les lignes de sa philosophie tiennent très souvent aux titres de ses livres : cynisme, nihilisme, séductions, rire et pessimisme. Cet ami de E. Cioran, à l'écriture ciselée et précise, conçoit toute vie comme un fardeau auquel seul le suicide serait digne de mettre un terme.

SOURCES: A. Nicollier, H.-Ch. Dahlem, Dictionnaire des écrivains suisses d'expression française, vol. 1, p. 476-47 ; Histoire de la littérature en Suisse romande, sous la dir. de R. Francillon, vol. 4, p. 234, 249-251, 444 ; L'Hebdo, 2005/05/12 rêves d'enfant, p. 82 [Bibliothèque cantonale et universitaire-Lausanne. BCU/Doc. vaudoise/bs/2011/04]

 

 

 

 

 

 


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21 septembre 2013 6 21 /09 /septembre /2013 09:09

 

 

 

 

Les mains d'Elsa

 

 

Donne-moi tes mains pour l'inquiétude

Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé

Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude

Donne-moi te mains que je sois sauvé

 

 

Lorsque je les prends à mon pauvre piège

De paume et de peur de hâte et d'émoi

Lorsque je les prends comme une eau de neige

Qui fond de partout dans mes main à moi

 

 

Sauras-tu jamais ce qui me traverse

Ce qui me bouleverse et qui m'envahit

Sauras-tu jamais ce qui me transperce

Ce que j'ai trahi quand j'ai tresailli

 

 

Ce que dit ainsi le profond langage

Ce parler muet de sens animaux

Sans bouche et sans yeux miroir sans image

Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots

 

 

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent

D'une proie entre eux un instant tenue

Sauras-tu jamais ce que leur silence

Un éclair aura connu d'inconnu

 

 

Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme

S'y taise le monde au moins un moment

Donne-moi tes mains que mon âme y dorme

Que mon âme y dorme éternellement.

 

Louis ARAGON

Le Fou d'Elsa, extrait

 

 

 

 

 

The-Welcoming-Hands.jpg

 

 

 

 

Welcoming-hands.jpg

 

Louise Bourgeois

Welcoming Hands

 

 

 

 


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20 septembre 2013 5 20 /09 /septembre /2013 07:12

 

 

 

 

Il y avait de la terre en eux, et

ils creusaient

 

 

Il y avait de la terre en eux et

ils creusaient

Ils creusaient et creusaient, tout le jour

toute la nuit. Et ils ne louaient pas Dieu

qui, leur disait-on, voulait tout ceci

qui, leur disait-on, savait tout ceci.

 

 

Ils creusaient et n'entendaient plus rien ;

ils ne devinrent pas sages, ne crièrent aucun chant,

n'entrevirent aucune langue nouvelle.

Ils creusaient.

 

 

Vint une accalmie, l'orage vint lui aussi,

et toutes les mers.

Je creuse, tu creuses et le ver lui aussi

et ce qui chante là-bas dit : ils creusent.

 

 

Ô un, ô nul, ô personne, ô toi :

où cela menait-il, qui allait nulle part ?

Ô tu creuses et je creuse et je me creuse vers toi

et au doigt s'éveille à nous l'anneau.

 

 

 

Paul CELAN

La rose de personne

Die Niemandsrose

 

 

 

 

Melancholia-Anselm-Kiefer-1988--.jpg 

Anselm KIEFFER

Melancholia, 1988

 

 

 

*

 

 

 

Celan c'est la nuit, c'est la nuit du voyant où l'on voit comme en plein jour ce que l'on ne voit pas en plein jour; c'est les nuages du ciel qui laissent glisser un peu de fumée des crématoires d'Auschwitz et déposent sur la terre un peu des  cendres.

Celan fait entendre sa voix à la mémoire des voix assassinées à Auschwitz.

(L.A.)

 

 


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19 septembre 2013 4 19 /09 /septembre /2013 09:13

 

Quand Jacques Prévert fait court. Très court.

 

 

 

 

 

 

    LES PARIS STUPIDES

 

Un certain Blaise Pascal

etc... etc...

 

 

 

Jacques PREVERT

 

Paroles, 1946

 

 

 

Prevertsignature.JPEG

 

 

 

 


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18 septembre 2013 3 18 /09 /septembre /2013 05:55

 

 

JHMalineau.gif 

 

 

 

Les couleurs de mon enfance (extrait)

 

 

 

 

Dans un coin bleu de mon enfance

Il y a le rêve d’un tapis

Grand comme le ciel

Avec des oiseaux en petit

Maman est là

En vrai et en semblant

Elle me dit oui et elle m’attend

J’ai peur de la voir trop belle

Sans son tablier bleu et blanc

Je voudrais toujours être avec elle

Et me salir sans qu’elle me gronde

Même quand elle est en trop beau

Et qu’elle ne veut pas faire la ronde

 

 

Dans un coin vert de mon enfance

Il y a une paire de chaussettes

Des forêts de lentilles

Qui poussent dans une casserole

Une soupe dans mon assiette

Le livre des grands avec des paroles

Les volets de la petite école

Dans un coin vert de mon enfance

Il y a quelques promenades

Sur la route de Martrou

J’ai froid au nez et aux genoux

Et un grand verre de limonade

Avec des bulles et de la menthe

J’ai chaud aux pieds et sur la tempe

La langue qui pique comme un caillou

 

 

Dans un coin jaune de mon enfance

Il y a quand il commence à faire froid

Je collectionne toutes les feuilles qui tombent

Et je compte mes soldats et mes images

Je regarde la pluie

Et j’aime être dans ma chambre

Mes jouets jaunes sont :

Un camion qui est presque neuf

De l’argent en faux pour acheter

Un chien en peluche

Que j’ai eu en même temps que le garage

Quand il fait beau et qu’on va au grenier

C’est aussi jaune et il y a des araignées

Dans un coin rouge de mon enfance

Il y a un ballon éclaté

Il y a le feu il y a l’été

Aussi les bougies et les fêtes

Et les larmes quand je suis trop content

Et que je vais me cacher

Et quand j’ai très mal à la tête

Qu’il n’y a pas d’école

Et que je bois du sirop au lit

Avec des coussins sous lesquels

Je mets ma dent

Pour que vienne la petite souris (...)

 

 

Dans un coin noir de mon enfance

Il y a le vieux charbonnier

Il est coiffé de toile de jute

Il crache aussi noir que les boulets

Qui roulent dans la cave

Il est très gentil aussi

Mais il me fait peur

Sauf quand je le vois le dimanche

Et que je ne le reconnais pas

A part ses mains toujours un peu sales

Je crois qu’il va casser le verre qu’il boit

Il m’appelle par mon prénom

Et sa voix n’est pas méchante du tout

Je rougis un peu

Je n’ose pas monter sur ses genoux

Il rit toujours et j’ai envie d’y aller

 

 

Dans un coin gris de mon enfance

Je ne voudrais pas le dire

Parce que ça ferait de la peine à maman

Je suis trop content quand il n’y a pas de gris

Quand je m’endors

Sinon j’ai très peur la nuit

Je rêve qu’il m’arrive des choses où je suis mort

Heureusement qu’il n’y a pas beaucoup de gris

Quand je suis petit

C’est une couleur de grandes personnes (...)

 

 

Dans un coin rire de ma vie

Il y a mon enfance de toutes les couleurs

Quand je me mets dans ce petit coin pour parler

Je suis très ému

Et je ne peux pas lire à haute voix ce que j’ai écrit

C’est un petit coin qui m’aide beaucoup pour lutter

Pour lutter afin que pour tous les enfants du monde

Ce petit coin existe toujours

C’est dans ce petit coin que l’on peut

Lire encore le monde

C’est dans ce petit coin que s’inventent les mondes.

 

 

Jean-Hugues MALINEAU

1977

 

couleur.jpg 

Onze couleurs, un souvenir d'enfance pour chacune d'elles. Onze poésies, illustrées par des oeuvres de Kandinsky, Van Gogh, Bonnard, Picasso...

 

 

 

Jean-Hugues-MALINEAU.gif

 

 

 

 

 

 

Né en 1945 à Paris, Jean-Hugues Malineau enseigne la littérature en collège et en lycée de 1968 à 1975 ; il est parallèlement chargé de cours en poésie contemporaine à l'université de Nanterre de 1971 à 1974.

 

Prix de Rome de littérature en 1976, il quitte l'enseignement pour se consacrer à toutes les activités liées à la poésie, au livre d'enfant et à la bibliophilie.

 

Il est à ce jour auteur d'une centaine d'ouvrages (contes, romans et surtout poésie) pour adultes et surtout pour enfants et a été publié par Grasset, Gallimard, Hachette, L'Ecole des Loisirs, Actes Sud, Milan, Casterman, Albin Michel...

 

De 1976 à aujourd'hui, il a publié en tant qu'éditeur artisanal 120 livres de poésie contemporaines sur presse à bras et obtient en 1986 le prix Guy Levis Mano de typographie.

 

De 1976 à aujourd'hui, il est le créateur d'une pédagogie originale de l'écriture (en particulier poétique). Pionnier des ateliers d'écritures, il a rencontré à ce jour plus de 300 000 enfants !

 

De 1985 à 1990, il est directeur de collection chez Casterman (l'Ami de poche : romans pour enfants et adolescents).

 

De 1996 à 2000, il est président de la Charte des Auteurs et Illustrateurs pour la Jeunesse.

 

Depuis 1995, il multiplie les conférences et les expositions concernant la poésie et l'histoire du livre pour enfants à partir de sa bibliothèque personnelle (Expositions Eluard, Follain, Guy Levis Mano, Père Castor).

 

Depuis 2004 enseigne à l'école d'arts graphiques Emile Cohl de Lyon, l'histoire du livre pour enfants (évolution technique et graphique de l'origine à nos jours) et multiplie les conférences sur l'histoire du livre et les expositions de beaux livres d'enfants : ex «Quand les peintres s'adressent aux enfants » à la galerie Jeanne Bucher hiver 2007-2008.

 

*   *   *

 

 

 

Jean-Hugues Malineau, l'éditeur-typographe :

 

Les Editions Commune Mesure

 

 

 

 

La rencontre, dans son atelier de Guy Levis Mano (éditeur de poésie et typographe) en 1973 fut à l'origine de ma passion pour la fabrication artisanale du livre.

 

Deux ans plus tard, je quittais l'enseignement pour devenir éditeur typographe à mon tour. J'achetai presses et caractères, aidé par mon ami le graveur belge Jean Coulon. Après cinq années difficiles de vaches maigres, folles ou enragées durant lesquelles je publiai et imprimai une soixantaine de plaquettes de poésie je décidai de ne poursuivre l'édition que pour mon plaisir et de manière plus épisodique.

 

J'ai imprimé et édité à ce jour plus de cent vingts petits livres que j'espère respectueux de la parole de leurs auteurs en associant souvent celles-ci à des échos graphiques de graveurs (taille douce, xylographie, linos, lithographies)

 

Aujourd'hui, je cherche, avec les petits moyens matériels dont je dispose (une vingtaine de casses et une presse à bras dans la chambre d'amis), à réaliser une ou deux fois l'an un livre original qui donne du bonheur à regarder et à entendre : c'est le cas, j'espère, de Dodo Fourrure (douze comptines pour enfants que j'ai écrites sur douze gravures de Jean Charles Rousseau) et de la republication de Ma petite fille paru à Noël 2004, poèmes accompagnés de six lino-gravures de Jean-Charles Rousseau.

 

 

Jean-Hugues Malineau

 

 

Malineau.jpg

 

 


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17 septembre 2013 2 17 /09 /septembre /2013 05:31

 

 

 

Le carillon

 

 

 

 

Le carillon bat dans la pluie

Méticuleuse de province.

Le carillon bat, chante et grince

Sous ma fenêtre et je t'écris:

"Il pleut. Vas-tu m'aimer longtemps, ma tendre amie ?"

 

 

 

Je n'en sais rien. Tu n'en sais rien

Et notre amour si plein de frissons et de grâce

Pourrait mourir, comme le soleil passe,

Comme un brisement frais du vent léger s'éteint,

Sans que rien ait changé du monde et de l'espace,

Sans que mon coeur en soit, hélas ! moins incertain.

 

 

 

Francis Carco.

La Bohême de mon cœur, 1912

 

 

 

 

(...) Sans que rien ait changé du monde et de l'espace, (...)

 

 

 

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Raoul DUFY

 

 

 

 

 


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... "Il pleut. Vas-tu m'aimer longtemps, ma tendre amie ?"...

 

 

Aline Campana

Les amants sous la pluie

(Composition en fil de fer acier inox)

 

Aline Campana

 

  

"Les courbes, les vides, les formes en fil m'ont toujours fait rêver, par le peu qu'ils sont, par le beaucoup qu'ils disent ou laissent à imaginer.

Depuis toute petite, j'aime les formes simples qui disent tout. L'alinea (dessin animé de mon enfance) a été ma première révélation. Puis, j'aimais m'inventer des histoires dans mon bain avec mes longs cheveux qui flottaient ou que je perdais et que je faisais bouger le long de la baignoire et prendre tout un tas de formes pour des péripéties à n'en plus finir.

Plus tard, j'ai rencontré les oeuvres de Calder qui m'ont bien évidemment plus qu'émues.

J'essaie de me trouver et de raconter des choses à travers les fils." A.Campana.

*

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16 septembre 2013 1 16 /09 /septembre /2013 07:55

 

 

 

 

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"- Tu te rappelles, le reptile préhistorique qui est sorti pour la première fois de la vase, au début du primaire ? Il s'est mis à vivre à l'air libre, à respirer sans poumons, en attendant qu'il lui en vienne ?

- Je ne me rappelle pas, mais je l'ai lu quelque part.

- Bon... Eh bien ! Le gars-là, il était fou, lui aussi... complètement loufdingue. C'est pour ça qu'il a essayé. C'est notre ancêtre à tous, il ne faudrait tout de même pas l'oublier. On serait pas là sans lui. Il était gonflé, il n'y a pas de doute. Il faut essayer, nous aussi, c'est ça, le progrès. A force d'essayer, comme lui, peut-être, qu'on aura à la fin les organes nécessaires, par exemple, l'organe de la dignité, ou de la fraternité..."


 

Roman GARY

Les racines du ciel

 

 

 

 

Romain Gary, de son vrai nom Roman Kacew, est un diplomate et romancier français, de langue française et de langue anglaise, né le 8 mai 1914 à Vilna, Wilno après la Grande Guerre, aujourd’hui Vilnius et mort le 2 décembre 1980 à Paris. Il est Compagnon de la Libération.

 

 

 


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15 septembre 2013 7 15 /09 /septembre /2013 05:26



 

SidonieGabrielleColette.jpgLes Vrilles de la Vigne sont un recueil de nouvelles de Colette qui paraît en 1908. C'est également le titre de la première nouvelle. 


On y trouve aussi Nuit Blanche, une courte nouvelle de quelques pages. Nous avions prévu d’en publier des extraits, pour ne pas lasser. Mais toute coupe nous est parue impossible tant le ravissement habite chaque phrase.


 

 

 

 

Sidonie Gabrielle COLETTE. 

 

 

 

 

 

NUIT BLANCHE

 

 

 


Il n'y a dans notre maison qu'un lit, trop large pour toi, un peu étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent pas les yeux d'un air complice, car il est marqué, au milieu, d'un seul vallon moelleux, comme le lit d'une jeune fille qui dort seule. Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps joints creuse un peu plus sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu'une tombe. 

 

(…)

 

Un halo de parfum le nimbe ; il embaume, rigide et blanc, comme le corps d'une bienheureuse défunte. C'est un parfum compliqué qui surprend, qu'on respire attentivement, avec le souci d'y démêler l'âme blonde de ton tabac favori, l'arôme plus blond de ta peau si claire et ce santal brûlé qui s'exhale de moi ; mais cette agreste odeur d'herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne ? 

 

Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la torpeur fiévreuse dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans les bois !...

 

Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule je vais sûrement, jusqu'à demain, descendre au fond d'un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre en vain. Je vais dormir... Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui fourmille et brûle, une place toute fraîche... Tu n'as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue... Dormons... Les nuits de mai sont si courtes. Malgré l'obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de flammes roses, d'ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme on se penche, derrière l'abri d'une persienne, sur un jardin d'été éblouissant...

 

Comme mon coeur bat ! J'entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la tête, devine la pâleur de ton visage renversé, l'ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux sont frais comme deux oranges... Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur... 

 

Ah ! dormons !... Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit ce soir, est-il jonché d'aiguilles de pin ? Dormons ! je le veux !

 

Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite allègre, et je devine, en ton immobilité, le même accablement frémissant... Tu ne bouges pas. Tu espères que je dors. Ton bras se resserre parfois autour de moi, par tendre habitude, et tes pieds charmants s'enlacent au mien... Le sommeil s'approche, me frôle et fuit... Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d'iris... Tu te souviens ? Quelle lumière, quelle jeunesse impatiente exaltait toute cette journée !... Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des paulownias, d'un mauve pluvieux de ciel parisien... Les pousses des cassis que tu froissais, l'oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre - tout débordait d'un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d'alcool et de citronnelle...

Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe... Ta tranquille joie veillait sur ma folie, et quand j'ai tendu la main pour atteindre ces églantines, tu sais, d'un rose si ému - la tienne a rompu la branche avant moi, et tu as enlevé, une à une, les petites épines courbes, couleur de corail, en forme de griffes... Tu m'as donné les fleurs désarmées... 

 

Tu m'as donné les fleurs désarmées... Tu m'as donné, pour que je m'y repose haletante, la place la meilleure à l'ombre, sous le lilas de Perse aux grappes mûres... Tu m'as cueilli les larges bleuets de corbeilles, fleurs enchantées dont le cœur velu embaume l'abricot... Tu m'as donné la crème du petit pot de lait, à l'heure du goûter où ma faim féroce te faisait sourire... Tu m'as donné le pain le plus doré, et je vois encore ta main transparente dans le soleil, levée pour chasser la guêpe qui grésillait, prise dans les boucles de mes cheveux... Tu as jeté sur mes épaules une mante légère, quand un nuage plus long, vers la fin du jour, a passé ralenti, et que j'ai frissonné, toute moite, toute ivre d'un plaisir sans nom parmi les hommes, le plaisir ingénu des bêtes heureuses dans le printemps... Tu m'as dit : 

« Reviens... arrête-toi... Rentrons ! ». Tu m'as dit...

 

Ah ! si je pense à toi, c'en est fait de mon repos. Quelle heure vient de sonner ? Voici que les fenêtres bleuissent. J'entends bourdonner mon sang, ou bien c'est le murmure des jardins, là-bas... Tu dors ? non. Si j'approchais ma joue de la tienne, je sentirais tes cils frémir comme l'aile d'une mouche captive... Tu ne dors pas. Tu épies ma fièvre. Tu m'abrites contre les mauvais songes; tu penses à moi comme je pense à toi, et nous feignons, par une étrange pudeur sentimentale, un paisible sommeil. Tout mon corps s'abandonne, détendu, et ma nuque pèse sur ta douce épaule ; - mais nos pensées s'aiment discrètement à travers cette aube bleue, si prompte à grandir...

 

Bientôt la barre lumineuse, entre les rideaux, va s'aviver, rosir... Encore quelques minutes, et je pourrai lire, sur ton beau front, sur ton menton délicat, sur ta bouche triste et tes paupières fermées, la volonté de paraître dormir... C'est l'heure où ma fatigue, mon insomnie énervées ne pourront plus se taire, où je jetterai mes bras hors de ce lit enfiévré, et mes talons méchants déjà préparent leur ruade sournoise...

 

Alors tu feindras de t'éveiller ! Alors je pourrai réfugier en toi, avec de confuses plaintes injustes, des soupirs excédés, des crispations qui maudiront le jour déjà venu, la nuit si longue à finir, le bruit de la rue… Car je sais bien qu'alors tu resserreras ton étreinte, et que, si le bercement de tes bras ne suffit pas à me calmer, ton baiser se fera plus tenace, tes mains plus amoureuses, et que tu m'accorderas la volupté comme un secours, comme l'exorcisme souverain qui chasse de moi les démons de la fièvre, de la colère, de l'inquiétude... Tu me donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d'une anxiété maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l'enfant que tu n'as pas eu...

 

 

Colette

1908

 

 


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14 septembre 2013 6 14 /09 /septembre /2013 05:03

 

 

 

 

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©Andy RILEY

 

 

 


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