Corpus equi
(extrait)
Le soleil du mois de juin se dilue sur le terrain en herbe, faisant scintiller chaque brindille savamment coupée la veille, et cette heureuse réflexion de lumière me fait presque oublier la crispation pulsative de ma jambe. Une combinaison d'obstacles trône en milieu de parcours, dont le support a l'épaisseur d'un colosse de Memnon. La manoeuvre est quelque peu technique, on l'attaque de biais, et l'on doit tourner en léchant ses talons si l'on veut se distinguer. J'aborde le premier un peu trop sur la gauche pour gagner du temps et anticiper le prochain virage, lorsque la jument, à pleine vitesse, se rue sur le côté, tandis que nous sommes sur l'obstacle. Elle va frapper le colosse avec son épaule. Ne pouvant agir sur sa trajectoire ni sur sa détermination, mon autre pied s'est retrouvé entre le chandelier et ses os si graciles, si parfaits. Je m'étais placée dans un étau que les forces de la nature resserrèrent implacablement. Le choc est si prompt que je n'ai rien senti. Nous avons renversé le géant, mais la jument n'a rien, elle galope toujours. Sa cadence hypnotique est le meilleur antalgique qui soit. Nous terminons le parcours bien classées malgré la faute.
De retour aux écuries je ne sais pas de quel côté regagner terre, je ne peux m'appuyer sur aucun de mes pieds. Nulle tentative de description esthétique de ma cheville à ce moment-là, mais je songeai aux Nymphéas de Monet, où le bleu, le vert, le jaune et le rouge s'épousent et se révulsent avec audace, créant un violet ambivalent dans lequel couleur et matière se confondent au point que l'on ne sait plus ce qui compose le fond.
Je me souviens d'avoir demandé aux pompiers, le visage concentré, de ne pas couper ma botte, cadeau précieux de mon maître, relique d'autant plus sacrée qu'à l'inverse de celles des saints, elle était unique. Bonhommes, ils tentèrent de la déchausser mais je leur offrais en retour le visage du Cri de Munch et nous dûmes renoncer avant d'explorer d'autres palettes chromatiques plus sombres encore.
Il me manquait une dernière épreuve à courir, renoncer était inenvisageable. Je ne sais comment je les ai persuadés, ni comment ils ont réussi à m'enfiler une nouvelle botte, mais j'ai traversé le terrain pour gagner les écuries, presque sans boiter. Ma raison s'absenta, jouant à cache-cache dans cette pelouse impressionniste pour m'éviter une prise de conscience trop douloureuse. Je réussis à me qualifier pour le championnat, avant d'abandonner le corps de mon cheval et d'accepter de rejoindre le corps médical. Selon les mots pleins de grâce du chirurgien de garde, qui n'avait pas l'âme d'un peintre pour un sou, j'avais là "un beau chantier". Mais avant que je pusse lui faire partager mon ironie sur l'incompatibilité de nos êtres, un Morphée de masque à oxygène m'emportait avec lui.
Nous avons donc opéré en urgence. Était-ce son geste, ses pinceaux, le corps du modèle ou le sort, quelque chose alla de travers. L'ouvrage fut repris sept fois encore par la suite. Jusqu'à ce que de cet accident si banal on ne puisse plus rien pour me faire remarcher, et que l'attrition menace d'entraîner avec elle la jeune femme tout entière. Plus jamais je ne monterai Zascandyl.
S'estimant digne de séjourner avec les dieux, Bellérophon entreprit de voler vers l'Olympe grâce à Pégase, qui avait dompté les vents. Zeus, furieux, envoya un taon qui piqua la bête sous la queue. Celui qui pensait atteindre les demeures du ciel fut rejeté sur terre. Bellérophon tomba dans un buisson d'épines et fut condamné à l'errance, aveugle et sans son merveilleux compagnon.
Le cheval, qui ne connaissait pas l'orgueil, fut reçu dans les écuries éternelles du souverain de l'Olympe.
©éditions Perrin.Danièle Ducret, 2013
Diane Ducret est normalienne, historienne, philosophe et journaliste. Elle a animé le Forum de l'Histoire sur la chaîne Histoire et a réalisé des documentaires pour l'émission Des Racines et des Ailes.