Jacques Chirac a utilisé le terme abracadabrantesque en 2000. L’adjectif avait été malicieusement déniché pour lui par D. De Villepin, qui rédigeait alors ses discours ou interventions. Encore aujourd’hui, peu en connaissent l’origine mais beaucoup ont retenu le mot, sans toutefois réussir à le prononcer correctement !
Mais, revenons à l'histoire de ce poème. Petit récapitulatif :
Lettre de Rimbaud à Georges Izambart.
Dans cette lettre, Rimbaud inclut le poème. Pour une meilleure lisibilité, nous donnons le poème après sa lettre alors que dans la réalité, le poème est inséré dans sa missive.
Monsieur Georges Izambart, professeur
27, rue de l'Abbaye-des-champs,
à Douai,
Nord.
Charleville, 13 mai 1871
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. − Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. − Stat mater dolorosa, dum pendet filius. − Je me dois à la Société, c'est juste, − et j'ai raison. − Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, − pardon! − le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j'espère, − bien d'autres espèrent la même chose, − je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! − Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris − où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève.
Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. − Pardon du jeu de mots. −
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Vous n'êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. − Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni − trop − de la pensée :
LE CŒUR SUPPLICIE
Mon triste cœur bave à la poupe…(l’entièreté du poème se trouve ci-dessous)
Ça ne veut pas rien dire. − RÉPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud
Et voici le poème qui est inséré dans la lettre, à l'endroit où nous l'avons signalé.
Le Cœur supplicié.
Mon triste cœur bave à la poupe ...
Mon cœur est plein de caporal!
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal!
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l'ont dépravé.
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
mai 1871
" Rimbaud, il fallait que ce soit un marcheur, même arrêté." Ernest Pignon-Ernest
Merveilleux travail d'Ernest Pignon-Ernest, dont nous avons déjà longuement parlé, entre autres ici.
Note à propos de ce poème :
Malgré son titre pathétique, ce poème narre une anecdote plutôt grotesque : Rimbaud se trouve sur un bateau et s'est placé à la poupe pour vomir, sous les moqueries de ses compagnons (strophe 1) ; mais on comprend bientôt qu'il est en train de subir une sodomisation de la part d'un groupe de soldats ityphalliques et avinés (strophe 2). Il sent son "cœur" souillé et en appelle aux flots purificateurs de la mer (strophes 3).
La question finale : "comment agir ?" n'est pas facile à interpréter. On peut risquer une lecture biographique de cette phrase à la lumière de la lettre à Izambard (voir ci-dessus) où le poème trouve place. Rimbaud évoque dans cette lettre la vie dépravée et la situation précaire qui sont les siennes à Charleville en ce mois de mai 1871, sans argent, se faisant "entretenir" par des compagnons qu'il méprise (compagnons de bistrot et, peut-on supposer, de beuverie et de débauche) : l'anecdote du poème pourrait fort bien être comprise comme une représentation allégorique de cette situation vécue. Or, la lettre qui contient "Le Cœur supplicié" montre aussi les hésitations de Rimbaud. Il se sent englué dans sa vie médiocre et dégradante, et coupable de s'y complaire alors que tout (ses convictions politiques, l'idée qu'il se fait de la poésie) devrait le porter vers cette :« bataille de Paris, où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! » D'où, sans doute, ce cri de désarroi : "Comment agir, ô cœur volé ?"
Le texte est représentatif de la poésie nouvelle que Rimbaud est en train d'élaborer en ce printemps 1871 : anti-lyrisme, polysémie du vocabulaire, multiplication des niveaux de lecture et des perspectives symboliques. La trivialité forcée du texte apparaît comme un masque, et les efforts faits par l'auteur pour se cacher derrière ce masque renforcent en nous l'intuition de sa détresse. Paradoxalement, ce poème de combat anti-lyrique est un puissant exemple de lyrisme personnel, d'un genre nouveau.