VIVA LATVIA

Pour Louise
Ce sont de très vieilles photos. Une petite douzaine, cornées, jaunies, mille fois tournées et retournées. Une famille se déshabille sur une plage. Une jeune fille s’abrite derrière ses bras joints, la mère plie soigneusement les vêtements, on imagine la grimace du garçon qui se bat avec ses bretelles. La Louisiane, l’Italie, le temps qui dure longtemps et la vie sûrement, plus d'un million d'années, et toujours en été ? Pas vraiment. En fait, ils ont plutôt l’air gelé et étrangement absent. Ce sont des Lettons de Liepaja, des juifs lettons, et s’ils se déshabillent ce 15 décembre 1941 dans les dunes de Skede, c’est parce qu’on leur a demandé, poliment peut être, de le faire avant d’aller s’aligner au-dessus d’une fosse de cent mètres de long et trois de large. Voir cette mer baltique qu’ils ont aimée sans doute, celle des vacances, des pâtés de sable et du pâle soleil de minuit letton aura été leur dernière perception du monde. Puis une balle dans la nuque tirée par des Allemands des Einzatsgruppen et leurs très zélés auxiliaires lettons du sinistre groupe Arajs, et les fantômes photographiques que nous avons vus s’animer quelques instants plongent définitivement dans le néant. Avec 91% des leurs. 60 000 sur 66 000, bien avant la conférence de Wannsee. Et personne pour briser le silence, vraiment personne. Un silence assourdissant. C’est si loin la Lettonie, si petit et si insignifiant. Qui se souciait de ses juifs en 1941 ? Ni le pape, ni Churchill, ni Roosevelt assurément.
Pourtant, ne vous y trompez pas, la famille Epstein a eu de la chance. Grâce aux clichés exceptionnels réalisés par un SS allemand, le SD Oberscharführer Sobeck, et dérobés dans sa chambre par un électricien juif, elle s’accroche, elle fait de la résistance, elle interpelle nos mémoires, elle nous interdit d’oublier, de les oublier. Les précieux documents transmis aux services secrets soviétiques furent envoyés à Moscou et produits lors de procès contre les criminels de guerre. Les Epstein ont été identifiés. Pour l’éternité, au USHMM (United States holocaust memorial museum), Sorella tente de dérober son corps aux regards des soldats, Jay se dévêt en ronchonnant, il fait moins 10 en décembre et il a froid, Rosa exécute une dernière fois les gestes simples qui ont rythmé sa vie parce qu’elle n’en connaît pas d’autres. Avant d’enlacer ses enfants et d’aller regarder la mer.
Les Epstein certes, mais les autres ? Qui étaient-ils les autres, comment s’appelaient-ils, quel était le nom de leur père, leur adresse, leur métier, ces détails administratifs qui font la vie d’un homme ou d’une femme ? Nous avons la liste des déportés vers les camps que les Allemands, ces organisateurs incomparables, consignaient très scrupuleusement. Mais à l’Est de l’Est, les morts de faim des ghettos ou de la Shoah dite par balles ont purement et simplement disparu. On rafle où on peut, on shoote dans la foulée, on recouvre, point barre. Pas de fonctionnaire zélé pour enregistrer les identités au bord des fosses. Juste des soldats goguenards, parfois ivres, parfois indifférents. Ceux-là sont morts deux fois, morts, enterrés et oubliés. Et je ne vous parle pas de ces souvenirs effacés qu’on se transmettait de génération en génération, la tante acariâtre et moustachue, sa recette de strudel, le grand-père qui réparait les meccanos comme personne, la couleur de la première voiture qui a fait Riga-Bauska, la liste sans fin des amoureux éconduits par la petite dernière, une vraie beauté. Subitement on n’est plus dans l’administratif, on frôle l’insignifiant, l’invisible, l’indispensable pourtant. Mais on aura beau faire, on aura beau dire, ce qui faisait l’identité des Juifs lettons est perdu à jamais, il nous a définitivement échappé, comme coule entre les doigts le sable de la plage de Skede, au sud de Liepaja. Restent les noms.
Jusqu’aux années 90, jusqu’à la chute du mur et à l’indépendance de la Lettonie, les disparus de la Baltique et d’ailleurs, de la Courlande, de la Livonie, ne survivaient plus que très symboliquement, au travers des photos Epstein. D’ailleurs la Lettonie elle-même s’était diluée dans l’empire soviétique. Qui connaissait la Lettonie, soyez honnêtes, personne. Alors quelques dizaines de milliers de juifs morts en 41, une goutte d’eau infime dans l’océan de désolation de la Shoah… Personne n’aurait parié un lat sur eux. Mais c’était sans compter une poignée de fous qui se jurèrent de tout faire pour au moins retrouver les noms. Un ambassadeur d’Israël qui avait commencé par demander une tribune à la Saema, le parlement letton, pour dénoncer enfin les innombrables complicités locales et l’étrange indulgence dont bénéficiaient encore à Riga les anciens légionnaires de la waffen SS qui défilaient tous les ans en grand uniforme et sous les drapeaux nazis. Etrange et amnésique Lettonie qui s’indigne du « génocide » commis après la guerre par l’URSS rebaptisée « empire totalitaire étranger », vit toujours dans un monde mythique d’humiliations historiques, mais passe sous silence l’extermination par les nationalistes lettons d’autres citoyens lettons. Des historiens comme Anders Erzaigilis (1). Une attachée de chancellerie très concernée, et parfois consternée par les pesanteurs de l’Administration plus soviétique que lettone, qui est allée taper aux portes à Bruxelles afin d’obtenir le financement par des fonds européens de la Commission pour l’histoire Lettone. Ne restait plus qu’à exhumer symboliquement 60 000 personnes.
Je vous passe les détails de l’histoire. Un travail de fourmis. Juste pour des noms. On commence par la liste établie en août 41 recensant tous les Juifs à l’entrée des Allemands dans le pays. 94 700. 30 000 réussissent à prendre le large. On continue à tâtons en la recoupant avec les « livres de maison », ces registres où devaient figurer les habitants de chaque habitation lettone et qui sont conservés aux archives historiques de l’Etat letton, les rapports établis par la commission soviétique extraordinaire pour l’investigation des crimes fascistes quand l’URSS a libéré le pays le 13 octobre 44, plus ses 30 juifs survivants à Riga et ses morts, la base de données de Yad Vashem, les annuaires téléphoniques, les registres des décès et des naissances puisque des Juifs continuaient à naître et à mourir naturellement dans ce pays de cauchemar, les témoignages des rares survivants enregistrés au USHMM… Et on finit par aller sur place dans les villages, faire du porte à porte, interroger les vieux réticents pour qu’ils acceptent de rafraîchir leurs souvenirs incertains -« Tu es sûr, Janis, que Moïse Jacobson n’était pas déjà parti en novembre 41, il me semble que tu confonds avec Samuel Rappoport… Vous comprenez c’est si loin, nous on n’y était pour rien, on ne savait pas »- Bien sûr Diadouchka, bien sûr, et l’envie d’aller voir soi-même dans les champs où on les a fusillés et de creuser la terre avec ses propres mains.
Au bout du compte, les noms sont revenus. Presque tous. Ce n’est pas de gaieté de cœur que la Lettonie s’est couverte de plaques et de listes. Mais déjà mise à l’index pour sa xénophobie anti-Russes qui risquait de lui interdire une entrée rapide dans l’Union, elle a fait le dos rond. Bruxelles et ses subventions valent bien quelques noms juifs et des étoiles de David sur des plages ou au fond de bois perdus.
Face aux dunes et à la mer, le mémorial de Skede en contient 2747. Il témoigne que ce jour là, il n’y avait sur la plage ni Dieu, ni saints ni maîtres du monde.
Nadia Moscovici
(1) EZERGAILIS Andrew, The Holocaust in Latvia 1941-1944, The Historical Institute of Lavia, Riga 1996, published in association with the United States Holocaust Memorial Museum, Washington D.C.
Note :
On peut lire un document exhaustif sur les grands massacres des Einsatzgruppen en Lettonie ici