Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Paul VERLAINE
6ème poème de la section Melancholia des Poèmes Saturniens
* * *
« Sans mémoire, il ne peut y avoir d'identité, d'autant que je considère que l'identité remonte bien plus loin dans le temps que notre propre naissance.» Anselm Kiefer.
Quatre-vingt-dix ans
Le soleil s'infiltre dans sa chambre
Elle sent la douleur de ses membres
Lui rappeler dès le premier mouvement
Qu'elle a déjà quatre-vingt-dix ans
Quatre-vingt-dix ans déjà
Elle se lève, s'appuie sur son bras
Sur lequel subsiste une marque bleue
Matricule soixante mille quarante-deux
Dans son quartier ils l'appellent tous Mamie
Les commerçants sont presque ses amis
C'est de loin la vieille la plus respectable
Ils aiment savoir leurs produits sur sa table
La journée passe entre action et ennui
Puis elle s'allonge gracieusement sur son lit
En allumant machinalement
Son poste de télévision
On ne peut pas dire qu'elle est fan de tout ça
Mais le soir elle aime entendre des voix
De temps en temps elle apprend quelque chose
Et les banalités la reposent
Mais ce soir ce n'est pas pareil
Elle ose à peine se fier à ses oreilles
Un "politique" joue l'historien pressé
Qualifiant de détail son lourd passé
Mais de quel détail peut-il bien parler
Etaient-ce les femmes qu'on entendait hurler
Les étoiles jaunes cousues sur les chemises
Les enfants fusillés, la fumée grise
C'était à l'aube de ses trente-cinq ans
C'était à l'aube de son troisième enfant
Une nouvelle ère inondait la Nation
Basée sur le crime et l'humiliation
Mais de quel détail peut-il bien s'agir
Et que peut-il nous arriver de pire
Que l'on soit victime ou bourreau
La honte nous poursuivra jusqu'au tombeau
Elle revoit toute sa vie en un instant
Le bonheur brisé d'une génération
Les droits perdus retrouvés peu à peu
L'oubli des imbéciles et des envieux
Elle revoit toute sa vie comme un outrage
L'homme qu'elle aimait, partir dans un nuage
Ses enfants grandir dans la peur
Sa descendance étouffer sa rancœur
Puis elle se sent céder, elle veut mourir
Ne plus survivre, ne plus entendre dire
Que six millions de vies assassinées
Ne sont qu'un détail du passé
Elle n'entend pas la clé dans sa serrure
Dans sa tête ne résonne que l'injure
Elle n'entend pas les pas dans son couloir
Elle ne voit pas les trois vieillards
Pourtant ils sont bien là et ils l'appellent
Pourtant ils crient pour qu'elle revienne à elle
Trois hommes épargnés par le temps
Trois hommes aux cheveux gris, qui crient "Maman"
Maman, bats toi, il faut que tu respires
Maman, trouves vite quelque chose à dire
Fais nous un signe, il faut que tu reviennes
Ne te laisses pas tuer, parle ! peine !
Maman tu as encore beaucoup à faire
Dis à ton cœur de battre toute sa colère
Maman, surtout, faut pas pleurer
C'est juste un con qui passe à la télé
Maman, regarde nos enfants
Ils sont sortis d'Egypte y a trois mille ans
Et chaque année ils rendent encore hommage
A leurs ancêtres victimes de l'esclavage
Nos petits enfants sont là pour te fêter
C'est leur surprise, ils t'attendent à côté
Ne nous laisse pas un sentiment amer
Le jour de ton anniversaire
Quatre-vingt-dix ans déjà
Une force à défier des soldats
Elle se redresse sous les yeux ébahis
De Jonathan, David et Jérémie
Elle serre ses fils, puis elle se met debout
Plus rien ne compte à part ce rendez-vous
Avec plus de cinquante garçons et filles
Sa plus grande valeur, sa famille...
Il y a Daniel, et Esther, sa petite sœur
Qui savent leurs dix commandements par cœur
Joseph, Sarah, Noémie et Simon
Petits gardiens d'une grande tradition
Et puis, bien sûr, Julie et Nicolas
Rémy, Lucie, Gilles et Alexandra
Les petits derniers nés d'un mariage mixte
Qui ne seront jamais négationnistes
Car il connaissent parfaitement leur histoire
Car chacun d'eux est un bout de mémoire
Malgré leur âge ils ont beaucoup souffert
A travers les souvenirs d'une grand-mère
Elle pose ses mains sur chacune de leur tête
Les yeux troublés, le cœur en fête
Ils chantent son nom et quand viendra la nuit
Chacun ira l'embrasser dans son lit
Le soleil illumine sa chambre
Elle sent la douleur de ses membres
Disparaître dès le premier mouvement
Malgré le poids des quatre-vingt-dix ans
Le matricule soixante mille quarante-deux
Vivra encore une décennie ou deux
Portant au bras jusqu'au dernier voyage
Comme une preuve, son tatouage
Face au cyclope et sa troupe de paille
Elle sera là comme un dernier détail
Bravant les faux et les contorsionnistes
Elle sera là, Perfectionniste...
Stéphane SOLOMON
René BAUMER
Printemps à Bergen-Belsen, 1965
( Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon)
D'une vie de femme
Elle s'en va parfois. Loin des autres, tous. Se donne congé, se livre à elle-même au ventre d'une maison très étrangère, le long d'une berge, au feuillu des forêts. Se retire pour éprouver si la vie la traverse encore. Faut-il émonder, greffer, tailler ? Table rase. Autour d'elle, murmure, soupçons. Elle n'en prend pas ombrage. Qui éclairerait-elle si elle n'y voyait plus ? Elle glisse en ses limbes. En remontera un fil ténu ou de bruissantes étoiles.
*
Je vous écris d'une vie de femme
Elle a la tête sur les épaules, dit-on. Elle l'a aussi dans les nuages, parfois même dans les étoiles. Le plus souvent dans l'armoire à provisions ou dans la machine à laver : elle se penche vers le hublot pour happer le linge à faire sécher, repasser, vérifier, ranger. Elle a les mains dans l'eau froide de la salade, l'eau trop chaude des vaisselles, l'eau sale des seaux de nettoyage. Elle a les pieds sur terre : dans les mules qui glissent autour des lits d'enfants ou sur les talons des comédies mondaines.
Elle a le corps dru et solide pour grimper et dévaler les escaliers, de la cave au grenier, du parc à voitures souterrain au bureau des allocations familiales ; pousser vigoureusement le chariot entre les rayons du supermarché. Pour étreindre l'homme et abriter ses petits.
Mais parfois elle voudrait être une, être libre et légère ; sans personne qui pèse ou s'accroche, sans voix qui appelle ou quémande. Courir les mains nues, nager loin, rencontrer pour rien, pour le seul plaisir de l'échange sans intention. Elle aimerait se remembrer. Elle rêve de partager. Tout. Et pas seulement les miettes.
COLETTE NYS-MAZURE
Célébration du quotidien
Colette Nys-Mazure est née à Wavre en Belgique. Longtemps professeur de lettres, elle anime des ateliers de lecture, d'écriture, collabore à différentes revues et aime faire connaître la littérature de son pays au-delà des frontières.
Poète, nouvelliste, essayiste, elle écrit volontiers en correspondance avec des peintres, des musiciens de par le monde. Ses textes ont été traduits en plusieurs langues.
À deviner
— Est-ce que c'est une chose ?
— Oui et non.
— Est-ce que c'est un être vivant ?
— Pour ainsi dire.
— Est-ce que c'est un être humain ?
— Cela en procède.
— Est-ce que cela se voit ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela s'entend ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela a un poids ?
— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
— C'est à la fois un contenant et un contenu.
— Est-ce que cela a une signification ?
— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
— C'est donc une chose bien étrange ?
— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
— Est-ce que cela porte un nom ?
— Oui, le langage.
Jean Tardieu
Margeries, poèmes inédits 1910-1985
Gallimard, 1986, p. 297-298.
* * *
Le langage selon DALI
DALI
Living Still Life
Nature morte vivante
1956
©Andy RILEY
"Portez ce vieux whisky
au juge blond qui fume."
Georges PEREC
Notre cher poète fou des mots réalise avec cette phrase le pangramme le plus court de la langue française, le pangramme consistant en une phrase intelligible qui contient chaque lettre de l'alphabet. Et de surcroît, c'est un alexandrin !
Les anglais ont bien entendu le leur :
"The quick brown fox jumps
over the lazy dog."
Bleu de bleu
Quand j’ai besoin de bleu,
Quand j’ai besoin, de bleu, de bleu,
De bleu de mer et d’outre-mer,
De bleu de ciel et d’outre-ciel,
De bleu marin, de bleu céleste ;
Quand j’ai besoin profond,
Quand j’ai besoin altier,
Quand j’ai besoin d’envol,
Quand j’ai besoin de nage,
Et de plonger en ciel,
Et de voler sous l’eau ;
Quand j’ai besoin de bleu
Pour l’âme et le visage,
Pour tout le corps laver,
Pour ondoyer le cœur ;
Quand j’ai besoin de bleu
Pour mon éternité,
Pour déborder ma vie,
Pour aller au-delà
Rassurer ma terreur
Pour savoir qu’au-delà
Tout reprend de plus belle ;
Quand j’ai besoin de bleu,
L’hiver,
Quand j’ai besoin de bleu,
La nuit
J’ai recours à tes yeux.
Jean MOGIN
La Belle Alliance.
Jean Mogin (né en 1921). Poète, dramaturge, homme de radio, sa première pièce, A chacun selon sa faim, créée en 1950 au Vieux-Colombier, fut une révélation. Sa poésie est pure, dépouillée.
Jeune fille au ruban bleu*
La petite fille au ruban bleu*
A propos de La petite fille au ruban bleu, voici un texte en forme d'hommage d'Henri MICHAUX :
"Dans le visage de la jeune fille est inscrite la civilisation où elle naquit. Elle s'y juge, satisfaite ou non, avec ses caractères propres. Le pays s'y juge encore plus, et si l'eau y est saine, légère, convenablement minéralisée, ce qu'y valent la lumière, le manger, le mode de vie, le système social...Le visage des filles, c'est l'étoffe de la race même, plus que le visage des garçons...Le visage est leur oeuvre d'art, leur inconsciente et pourtant fidèle traduction d'un monde...visages mystérieux portés par la marée des ancêtres... visage de la jeune fille à qui on n'a pas encore volé son ciel... visage musical qu'une lampe intérieure compose plus que ses traits et dont le visage de madone serait l'heureux aboutissement."
Henri MICHAUX
* Bien entendu, les toiles sont de Pierre-Auguste RENOIR.
Le dernier des madrigaux
Permettez
Madame
C'est grand liberté
Que je le proclame
Vous atteignez à la beauté
Ce n'est pas peu dire
Ce n'est pas pour rire
C'est même exactement
Pour pleurer
Votre manière agaçante
De manier l'éventail
Vos airs de reine ou de servante
Vos dents d'émail
Vos silences pleins d'aveux
Vos jolis petits cheveux
Ce sont des raisons excellentes
Pour pleurer
Louis ARAGON
Photo ©Janusz Miller