"La liste de Schindler"
Ce que je reproche fondamentalement à Spielberg, c'est de montrer l'Holocauste à travers un Allemand. Même s'il a sauvé des juifs, ça change complètement l'approche de l'Histoire. C'est le monde à l'envers... Shoah interdit beaucoup de choses, Shoah dépossède les gens de beaucoup de choses, Shoah est un film aride et pur. Dans Shoah, il n'y a aucune histoire personnelle. Les survivants juifs de "Shoah" sont des survivants d'une espèce particulière ; ce ne sont pas n'importe quels survivants, mais des gens qui étaient au bout de la chaîne d'extermination et qui ont été les témoins directs de la mort de leur peuple. Shoah est un film sur la mort ; pas du tout sur la survie.
Aucun des survivants de Shoah ne dit "je". Aucun ne raconte son histoire personnelle : le coiffeur ne dit pas comment il s'est échappé à Treblinka après trois mois de camp, ça ne m'intéressait pas et ça ne l'intéressait pas. Il dit "nous", il parle pour les morts, il est leur porte-parole. Quant à moi, je voulais construire une structure, une forme qui vaille pour la généralité du peuple. C'est tout le contraire de Spielberg, pour qui l'extermination est un décor : le noir soleil aveuglant de l'Holocauste n'est pas affronté.
On pleure en voyant La liste de Schindler ? Soit. Mais les larmes sont une façon de jouir, les larmes, c'est une jouissance, une catharsis. Beaucoup de gens m'ont dit : "Je ne peux pas voir votre film, parce que, probablement, voyant Shoah, il n'y a pas possibilité de pleurer."
D'une certaine manière, le film de Spielberg est un mélodrame, un mélodrame kitsch. On est pris par cette histoire d'escroc allemand, rien de plus. En tout cas, bien que passant aux yeux de beaucoup pour sioniste, jamais je n'aurais osé donner des "coups de marteau" pareils à ceux qu'assène Spielberg à la fin de sa Liste de Schindler. Avec cette grande réconciliation, la tombe de Schindler en Israël, avec sa croix et les petits cailloux juifs, avec la couleur qui est arrivée pour insinuer l'hypothèse d'un happy ending... Non, Israël n'est pas la rédemption de l'Holocauste. Ces six millions ne sont pas morts pour qu'Israël existe. La dernière image de Shoah, ce n'est pas ça. C'est un train qui roule, interminablement. Pour dire que l'Holocauste n'a pas de fin.
(Le Monde, 3 mars 1994).