Ce très bel hommage rendu à Georges PEREC par Julius MARX sur son blog.
Les phrases entre parenthèses sont de Julius, bien sûr et l'exercice n'en est que plus troublant. Merci à Julius de nous permettre de publier son beau travail ici.
Je me souviens des coups de règle en fer sur les doigts.
(Et d'un jour où le professeur a demandé à un nouveau "quel est le nom de cet imbécile au bout de la règle?" et que le nouveau a répondu " de quel côté, monsieur?")
Je me souviens des Malabars achetés chez le confiseur au coin de la rue.
(Et aussi que je ramassai les emballages vides dans la cour pour faire croire que j'en avais acheté plus que les autres)
Je me souviens de l'odeur enivrante des livres, à la rentrée scolaire.
(Et de mon voisin qui se moquait de moi parce que je suçais le petit bâton de colle)
Je me souviens des oignons et de la petite fleur de Sydney Bechet, des disques 45t gagnés chez Antar avec les pleins de Mobylette.
(Et du disque de Trini Lopez acheté avec l'argent donné par ma tante pour le cadeau de la fête des mères)
Je me souviens du petit carnet où j'écrivais les mots des grands que je ne comprenais pas.
(Et des signatures imitées des copains que je n'avais pas)
Je me souviens des vaccinations collectives.
(Et de l'infirmerie militaire avant le départ en Afrique où nous sommes restés plus d'une demie heure avec la même aiguille dans le dos)
Je me souviens d'un film d'animation avec un ours, une petite fille et un marchand de sable, mais pas du titre du film.
(Et de Fernandel avec sa vache Marguerite, au Gaumont Palace, place Clichy. )
Je me souviens de la soupe au tapioca.
(Et de l'odeur insupportable des poireaux dans la cuisine de la pension)
Je me souviens de la télé en noir et blanc.
(Et du carré blanc)
Je me souviens de mon premier vélo de course de marque Gitane, offert par mon grand-père.
(Et du petit morceau de carton que l'on glissait dans les rayons pour imiter le bruit d'un moteur)
Je me souviens des flacons plats de pastis volés à TVS. Sale goût, pur.
(Et des paquets de P4, achetés à plusieurs et fumés en vitesse)
Je me souviens des scoubidous.
(Et de l'agate que je glissais au milieu. Et puis de la pièce de 5 francs que l'on perçait pour avoir le même collier que Vince Taylor)
Je me souviens d'avoir croisé Maurice Genevoix montant dans sa belle bagnole dans la grand'rue.
(Et Michel Simon, avec un chapeau et une grande cape noire, sur le trottoir de la rue St Denis.)
Je me souviens de son prénom : Isabelle.
(Marie-France)
Je me souviens de la baguette à 1 franc.
(Et du signe de la croix, tracé avec son Opinel par le directeur de la pension, sur la miche de pain.)
Je me souviens de séances de catéchisme chez une vieille dame, ponctuées par un chocolat chaud et qu'elle récompensait par un film à la télé comme Poly ou l'Homme du Picardie.
(Et puis aussi que tout le monde s'était moqué de moi lorsque j'avais prononcé le H de eucharistie )
Je me souviens de mon premier voyage en train ; j'avais deux ans.
(Et de mon grand-père qui m'accompagnait à la pension par le train. Il pouvait calculer la vitesse du train avec sa montre. Je ne me rappelle plus comment.)
Je me souviens de l'arrivé de la télé.
(Et de la première publicité. C'était pour la marque Schneider, je crois.)
Je me souviens du cours d'histoire en CE2 qui commençait par : nos ancêtres les Gaulois.
(Et du cours de Français où j'avais prononcé excréments au lieu d'ingrédients.)
Les textes sont extraits de Je me souviens (1978) de Georges Pérec.
(Les textes entre parenthèses et en italiques de Julius Marx.)
Georges Perec est né en 1936. Son père, Icek Peretz (1909-1940), et sa mère, Cyrla Szulewicz (1913-194?), tous deux juifs d'origine polonaise, se marient en 1934. Georges Perec naît le samedi 7 mars 1936 vers 21 h dans une maternité du 19e arrondissement de Paris. Il passera sa petite enfance au 24 rue Vilin, dans le quartier de Belleville, où sa mère tient un salon de coiffure jusqu'en 1942.
Francine MAYRAN
Georges PEREC
©Francine Mayran
Engagé volontaire contre l'Allemagne dès 1939, Icek Peretz est mortellement blessé le 16 juin 1940. En 1941, la mère du petit Georges, pour lui sauver la vie, l’envoie en zone libre à Villard-de-Lans via un train de la Croix-Rouge. Il y est baptisé et son nom, francisé, devient Perec. Le petit Georges passe là le reste de la guerre avec une partie de sa famille paternelle. Sa mère, arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, est déportée à Auschwitz le 11 février de la même année. Georges retourne à Paris en 1945 où il est adopté par sa tante paternelle, Esther, et son mari David Bienenfeld.
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Nous ajouterons, extrait également de Je me souviens :
Je me souviens de photos que je ne devais jamais voir, elles passaient furtivement dans les mains de ma grand-mère dont le visage s'était terriblement assombri (comme un ciel, très vite). Elles rejoignirent une boîte. Je ne vis des photos des camps que trois ou quatre ans plus tard, d'autres, dans d'autres circonstances. Rétroactivement, j'eus peur de celles que je n'avais pas vues.
G.PEREC