Illustration : portrait d’Arthur Rimbaud. Lithographie de Picasso – 13 décembre 1960 -
Elle
Sans Elle, la mélancolie
Une folie sans fièvre, un délire serein, un mal de vivre, une langueur, une tristesse ? La mélancolie est un beau mot qui évoque le « à quoi bon ? » sans révolte, le dépit sans colère, le repli sur soi qui n’en veut à personne.
C’est la routine de l’existence, ou bien le mal de vivre auquel on s’habitue – on peut trouver bonne une potion infecte à force d’en boire chaque soir - , ou bien une blessurette que n’accompagne aucun sentiment d’injustice.
La mélancolie, le désastre, la médiocrité aussi s’attrapent comme une mauvaise fièvre.
Avec Elle, la poésie
Elle vous passe le goût ardent du bonheur, si étranger pour ceux qui vivraient un temps ravagé. Il y a quelque chose de contagieux dans le bonheur qu’elle cultive et dont on se nourrit à la becquée.
Rimbaud écrit :
A*** Elle
Rêvé pour l’hiver
L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins blancs.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.
En wagon, le 7 octobre 1870
Note 1 : Le poème a une dédicace A***Elle, avec des étoiles pour masquer le nom de la belle élue. Les étoiles sont apparues plus tard, dans "Un cœur sous la soutane". Étrange début pour un rêve que de commencer par un verbe au futur: "L'hiver nous irons". Ici, la réalité est embellie : le wagon est de couleur rose et les sièges en bois qu’on imagine inconfortables sont recouverts de coussins bleus : "nous serons bien".
* * *
Illustration : Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest (voir note 2)
Allez ! Allez ! (Re)lisons vite pour ensoleiller la journée le premier poème des Cahiers de Douai. Le tout premier. Première soirée. C’est le titre. Rimbaud a 16 ans !
Première soirée
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur les planchers frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins.
- Je regardai, couleurs de cire,
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier.
- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.
Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent: "Veux-tu finir!"
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir!
- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux:
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière: "Oh! C'est encor mieux!...
Monsieur, j'ai deux mots à te dire..."
-Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Note 1 : Que d'enthousiasme que l'éveil sentimental d'un adolescent nommé Rimbaud ! Ce sont là quelques vers de ses premiers poèmes, écrits avant sa troisième fugue de Douai, à partir de laquelle il connaîtra des mutations profondes. N'a-t-il pas demandé à Monsieur Demeny (dans une lettre du 10 juin 1871), de brûler tous ces vers « qu'il fut assez sot d'écrire ». Demeny a bien fait de ne pas les brûler, ce qui nous permet aujourd'hui d'apprécier son incroyable précocité… poétique.
Note 2 : Immense artiste contemporain. Né en 1942 à Nice, Ernest Pignon-Ernest a fait ses débuts en réalisant des dessins d'architecture. Depuis 1966, il expose chaque année ses œuvres nouvelles dans le cadre d'expositions personnelles ou dans les grands musées européens. Principaux temps forts : 1978, Rimbaud, Paris Charleville. 1980, "accrochage" à Beaubourg. 1984, "Les Arbrorigènes". 1988, début des "interventions" à Naples. 1997, "Tête à tête", Antonin Artaud, Paris. Ernest Pignon-Ernest a en outre dessiné le rideau de scène de l'Opéra de Monaco.