Lettre à l'étoile
Tu es de celles qui savent
Lire par dessus l'épaule
Je n'ai même pas besoin
Pour toi, de chercher mes mots,
Depuis longtemps ils attendent,
A l'ombre de mon silence
Derrière les lèvres closes
Et les distances moroses
A force d'être si grandes.
Mais, vois, rien ne les dénonce,
Nous ne sommes séparés
Par fleuves ni par montagnes,
Ni par un bout de campagne,
Ni par un seul grain de blé.
Rien n'arrête mon regard
Qui te trouve dans ton gîte
Plus vite que la lumière
Ne descend du haut du ciel
Et tu peux me reconnaître
A la luisante pensée
Qui parmi tant d'autres hommes
Elève à toi toute droite
Sa perspicace fumée.
Mais c'est le jour que je t'aime
Quand tu doutes de ta vie
Et que tu te réfugies
Aux profondeurs de moi-même
Comme dans une autre nuit
Moins froide, moins inhumaine.
Ah sans doute me trompé-je
Et vois-je mal ce qui est.
Tu n'auras jamais douté,
Toi si fixe et résistante
Et brillante de durée,
Sans nul besoin de refuge
Lorsque le voile du jour
A mon regard t'a célée,
Toi, si hautaine et distraite,
Dès que le jour est tombé
Et moi qui viens et qui vais
D'une allure passagère
Sur des jambes inquiètes,
Tous les deux faits d'une étoffe
Cruellement différente
Qui me fait baisser la tête
Et m'enferme dans ma chambre.
Mais tu as tort de sourire
Car je n'en ai nulle envie,
Tu devrais pourtant comprendre
Puisque tu es mon amie.
Jules Supervielle
La Fable du monde, 1938
Jules SUPERVIELLE, 1884 - 1960
Pedro FIGARI
Jules SUPERVIELLE
Pedro FIGARI (1861-1938) est un peintre uruguayen. Il séjournera une dizaine d'années à Paris de 1925 à 1935 où il peindra plus de 2000 toiles, dont ce portrait de Jules SUPERVIELLE.
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Florence Davaille
La lettre dans la poésie de Jules Supervielle : pour une poétique de la voix humaine.
Florence Davaille a soutenu en décembre 2000 une thèse de doctorat en stylistique française intitulée :
« Ces « mots qui secrètent les choses » : écriture de la présence dans la poésie de Jules Supervielle. »
Elle a publié depuis divers articles sur l'œuvre de Supervielle, ses rapports avec son éditeur et correspondant Jean Paulhan, et certains aspects de la littérature canadienne francophone. Elle est PRAG (Professeur agrégé de l'enseignement supérieur) à l'Université de Rouen.
Présentation :
Dans une lettre à Jean Paulhan du 23 juillet 1935, Supervielle déclare : "J'espère aussi écrire quelques "lettres" en vers ou versets dont l'une "à une étoile". Il est assez frappant que si nous regardons une étoile, rien, sauf la distance, ne nous sépare d'elle. Or la distance, il faut de la réflexion pour s'en souvenir, elle n'arrête en rien le regard. Rien de corporel ne s'interpose entre l'étoile et nous, alors que sur terre - même à de petites distances - tant de choses visibles s'interposent entre les objets et nous. Et puis le fait d'écrire à une étoile, le côté lettre perdue, lettre excessivement perdue m'attire, m'a toujours ou presque attiré".
Cet extrait, annonçant l'écriture de la fameuse "Lettre à l'étoile" qui a fait l'objet de discussions avec Jean Paulhan, évoque comment l'utilisation de la lettre en poésie est liée pour Supervielle aux exigences d'une poésie "humaine", tissant des liens entre les choses et les êtres, ailleurs représentée par l'image des "germes" qui parcourent l'espace. Pour cet épistolier dont la correspondance avec Jean Paulhan traite tant de poésie, il semble que la lettre ait pu, à un moment, ressaisir les enjeux d'une poétique qui s'était formée à travers d'autres types de textes. (...)
Source : Site de l'Université de Poitiers.