Il aura suffi que je prononce ce nom, «René Char», pour que Pichette (1924-2000) parte au quart de tour. Le grrrand pouète national, il faut le savoir, était tout le contraire de celui des Épiphanies. Gonflé d’orgueil, enivré par trop de gloire, bouffi de sa réputation de barde, exalté par son Moi, tonitruant ses aphorismes entortillés…Pichette, avec une cruauté d’enfant disséquant un scarabée, arrachait sa superbe verbeuse, la triturait sauvagement, la persiflait et la démantibulait sans recours.
Pichette? Vous l’avez lu? Entendu dire lui-même, pour le cinquantième anniversaire de la première des Épiphanies (un «mystère profane», créé en 1947 par Gérard Philipe et Maria Casarès), le texte incandescent de cette pièce d’extrême jeunesse, au théâtre du Rond-Point, devant une salle pleine de survivants de la création, mêlés à plusieurs générations ? L’auteur, chaussé de sabots, seul à sa table, incarnait, psalmodiait, scandait et propulsait son texte. J’y étais.
Le triomphe ancien des Épiphanies fut suivi d’une non carrière difficile, d’un refus exemplaire et constant des conformismes, sociaux, politiques. On en mesure les étapes en lisant les «Indications biographiques» de l’édition récente d’Ode à chacun, suivi du Tombeau de Gérard Philipe (en Poésie/Gallimard). Pichette ne manqua aucune révolte. Zazou, déserteur des Chantiers de jeunesse, en 1944, F.F.I. à Marseille, complice d’Antonin Artaud, indésirable aux Etats-Unis, censuré par les Soviétiques, il finit, en 1989, par se découvrir une «âme de chouan».
Ode à chacun est un recueil absolument unique où se succèdent l’Ode à la petite enfance, l’Ode à la neige, l’Ode au berger fidèle à son chien, l’Ode à la poésie, l’Ode à Charles Péguy sur la rime de France ou l’Ode à elle. Un épais «lexique» pour lequel Pichette s’est fait aider par des dialectologues, des ornithologues et des ichtyologistes, par le lexicologue Alain Rey et l’écrivain Pierre Jakez Hélias, indique au lecteur de chaque vers du livre des mots et des locutions qui ne figurent ni dansle Petit Robert ni dans le Petit Larousse. Il lui a fallu consulter des ouvrages aussi improbables que le Glossaire du Centre de la France du comte Jaubert ou Trésor du parler percheron d’Albert Dud’huit.
Alain Rey, dans un bref commentaire, salue ce «trésor des mots» qui relie Pichette à Villon et à Péguy. L’érudition se change en mystique. Les «paroles gelées» de Rabelais reviennent à la vie. Le «vipérier», la «sauterelloise» (pêcheuse de crevettes),le «pelleyeur» (ouvrier ostréiculteur qui manie la pelle), le «gouverneau» (ouvrier qui veille à la conduite des moulins), et tant d’autres, ils habitent le chant de ce poète médiéval et contemporain, un artisan modeste et fier.
Ce goût de la saveur des mots, j’en fus le témoin quand, après avoir éclaté Char, Pichette m’amena sur le terrain d’une quête insensée qui n’aboutit qu’après sa mort, avec la publication en 2005, chez Gallimard, des Ditelis du rougegorge. Il avait passé plus de vingt ans à se passionner pour l’oiseau chanteur et, trouvant un auditeur qui ignorait tout de ses recherches, il m’en servit un résumé étourdissant. Il m’envoya ensuite la première édition des Poèmes offerts, publiés en 1982 chez
Granit (éditeur des deux premiers Cahiers Henri Pichette). Gallimard reprend ce livre, dans une version corrigée par l’auteur et complétée.
Parmi les destinataires, on retrouve Alexandre Calder, Georges Perros, Albert Béguin, Antonin Artaud, des amis, des inconnus. Ici encore, un «lexique» éclaire des allusions, des mots rares. Dans l’hommage à Calder, je retiendrai seulement «revolin», qui exprime ce que «le vent emporte des arbres», le tournoiement du vent lorsqu’il rencontre un obstacle et, au Québec, une «fine pluie que projettent les vagues se brisant sous le vent». Quel mot magnifique dans son poudroiement de sens, offert à l’inventeur de «la Sculpture qui danse»!
• ©Raphaël Sorin •