Les illustrations de cet article sont de Sandrine Rotil-Tiefenbach
Paris, enfer des chevaux
L'intensité de la circulation dans Paris augmente sans cesse. Une statistique de la préfecture de police démontrait, ces jours derniers, que, de trois heures à sept heures du soir, 6.530 véhicules passent aux Champs-Elysées, 9.889 au carrefour de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré, 8.201 au carrefour Drouot... Si l' on ajoute à cela que la capitale n' est plus qu'un immense chantier, que, de toutes parts, se dressent des palissades, s' élèvent des échafaudages qui encombrent la voie publique, que nos rues et nos boulevards ne sont plus que plaies et bosses, on comprendra quels dangers courent les malheureux piétons forcés de s' y aventurer. Mais les piétons, du moins, ont le trottoir pour se garer... Les véritables victimes d'un pareil état de choses, ce sont les chevaux. Si habiles que soient les cochers parisiens, leur habileté ne suffit pas à guider les malheureuses bêtes à travers tous ces obstacles. Jamais on n' a vu tant d' accidents, tant de chevaux abattus. La difficulté de conduire au milieu de ces voies continuellement encombrées augmente le martyre des pauvres bêtes. Leur travail est un supplice, leur vie une perpétuelle torture. Et leur aspect lamentable dit assez combien leur condition est misérable et douloureuse. Quelle que soit la saison, le martyre des chevaux de Paris est le même. En hiver, la gelée, le verglas rendent leur course dangereuse sur l'asphalte. Mais sont-ils plus heureux par les chaleurs de l'été, si dures à supporter dans la grande ville envahie par les poussières malsaines ? Épuisés de fatigue, couverts de sueur, ils vont, la mousse aux lèvres, l'oeil éteint, pitoyables images de l' esclavage et de la résignation. Parfois, pourtant, quand les mouches les ont trop harcelés, quand le fouet les a trop cinglés, quand le mors leur a mis la bouche en sang, ils s' affolent, ils s' emballent et se précipitent, tête baissée, vers la délivrance, vers la mort ! Ne souriez pas... L'animal est capable de manifester la volonté de mourir. Il y a quelques années, sur le pont des Saint Pères, un cheval battu par son maître était tombé. Lorsqu'on l'eut débarrassé de ses rênes et de ses licous, avant qu'il fût possible de le retenir, il se dressa d'un bond, sauta par-dessus le parapet et se jeta dans le fleuve. Tous ceux qui assistèrent à la scène déclarèrent que l'acte de l'animal semblait réfléchi. S'il est encore des gens pour croire à l'automatisme des bêtes, quel argument à leur servir que ce simple suicide d'un cheval ! Oui, Paris, aujourd'hui, est plus que jamais l'enfer des chevaux. Depuis l'adoption du taximètre, ces malheureux animaux ne connaissent plus guère de repos. Il faut trotter sans cesse, aller vite, toujours plus vite. Le « taxi » est parfait pour les clients, pour les cochers, pour les Compagnies, le cheval seul en souffre... Mais celui-là ne se plaint pas... Il va, fourbu, jusqu'à ce qu'il en crève.
Ernest Laud pour Le Petit Journal illustré du 10 mai 1908
Les croquis 1 et 2 sont de Sandrine Rotil-Tiefenbach ainsi que la photo.
©Sandrine Rotil-Tiefenbach