Louise de Vilmorin à Verrieres-le-Buisson
1940. Photo Cecil Beaton
Hôtel Crillon
15 juillet (St Henri) 1939
Mon Poupoul chéri,
Ta lettre m’a fait un immense plaisir. Les Fiançailles pour rire, c’est à toi que je les aurais dédiées si je n’avais pas épousé mon Pálffy*. Mais mon Pálffy* m’a épousée et tu n’en as pas fait autant. Un jour il faudra que je te raconte ma vie d’à-présent. Toi qui m’as toujours connue à Verrières, entourée de mes frères et de mes amoureux, peux-tu m’imaginer dans un château, en Slovaquie ? Le vaste parc se perd dans la forêt et les monts des petites Carpathes bornent mon horizon. Viens voir ça et profites-z’en pour me jeter un coup d’oeil, si le cœur t’en dit. Mais la question n’est pas là, ou, plutôt, je n’ai pas encore répondu à la question que tu m’as posée. Tu me demandes pourquoi le texte du poème « Eau de vie, au-delà » édité par Gallimard dans le volume que j’ai intitulé Fiançailles pour rire, n’est pas semblable au texte original que tu as reçu de moi longtemps avant la parution de ce volume. Eh bien, voilà : ce poème que j’avais écrit sans y mêler la moindre intention, la moindre pensée inconvenantes m’a valu de la part de Marie-Blanche des taquineries dont je suis encore éberluée. Elle m’a démontré que ce poème était l’indécence même et contenait des images et des aveux dignes de faire rougir le confesseur le plus large d’esprit. Et quand je lui ai dit qu’elle avait l’esprit mal tourné elle m’a répondu que mon inconscience n’était pas, à ses yeux, une preuve d’innocence. Elle riait, tu la vois d’ici, mais moi je te jure que je faisais une vraie figure d’omelette, et aux fines herbes encore. Bref, je n’ai pas osé le faire paraître tel qu’il était. Je l’ai modifié pour tout le monde et si je ne l’ai pas changé pour toi c’est que je l’avais écrit pour toi et que je savais que ta musique aurait le pouvoir de l’innocence sous sa forme originelle. Ne m’en veuille pas de cette longue explication. J’ai le style filandreux. Je voudrais te voir et t’embrasser. Je le fais en pensée aujourd’hui et c’est de tout cœur que je suis ta
Loulette.
*Paul Palffy d'Erdöd, époux - à l'époque - de Louise de Vilmorin.
Francis Poulenc
Correspondance 1915-1963, Editions du Seuil, 1967, pp. 110-111.
Correspondance établie par Hélène De Wendel.