La luxure d’un fauve
Kees Van Dongen, le demi-mondain
Le Coquelicot, 1919 photo : centralasian
Après des années de purgatoire, le temps de Van Dongen est venu. Il faut dire que sa biographie comporte quelques épisodes mauvais genre, comme sa grande rétrospective à la Galerie Charpentier, en 1942, où l’on vit Mme Otto Abetz, vêtue, à son habitude, sans sobriété. Surtout, il fut du « maudit voyage» en compagnie du sculpteur Despiau, mais aussi de Vlaminck et de Derain, avec lesquels il s’était lié d’amitié, trente ans auparavant, à la fameuse Revue blanche, où l’avait introduit Félix Fénéon (1). À Berlin, dans l’atelier d’Arno Breker, les trois compères, que les nazis auraient fort bien pu ranger parmi les représentants de l’art « dégénéré », feignirent d’admirer les gigantesques athlètes néo-grecs de ce Michel-Ange pour Reich crapuleux. À la Libération, Van Dongen paya cher ce déplacement déplacé.
Cela dit, Van Dongen ne fut pas seulement un homme comme les autres, mais un artiste unique et novateur. Il est temps d’oublier le premier pour célébrer le second.
Il se disait nul en tout, excepté dans l’art de peindre. D’ailleurs, il préférait parler de vice plutôt que de vocation. Né dans une famille de la petite bourgeoisie, en 1877, à Delfshaven, une bourgade hollandaise située au bord de la Meuse, entre Delft et Rotterdam, sans diplôme ni qualification, il n’aime que Rembrandt. Bien plus tard, se proclamant sans dieu ni maître, il prétendra n’avoir jamais pris de leçon et ne se reconnaîtra qu’un don, celui de la caricature. À la vérité, il s’inscrivit à l’Académie royale de dessin. Étudiant, il traîne dans les quartiers mal famés de Rotterdam où les marins serrent d’un peu près le corps las des dames rompues aux servitudes. Il arrive à Paris, pour la première fois, sans un sou en poche, le 12 juillet 1897. Le 14, il danse dans les rues. Les journées sont ensoleillées, les nuits douces ; il dort sur les « fortifs ».
Son séjour ne devait pas excéder trois jours : il repartira en Hollande un an plus tard. Pour quelques francs, il croque les enfants et leurs mères dans les squares. Aller-retour en Hollande, puis installation définitive à Paris : il s’enivre de cette ville absolue, traîne près des baraques de foire, découvre des formes, des lumières, des êtres insouciants, gais, quoique misérables. Il s’installe dans le « maquis » (c’était alors la campagne) de Montmartre. Au Bateau-lavoir, une bâtisse en planches peuplée de peintres et de clochards, il rencontre Picasso et toute la bohème : « C’est ici que j’ai appris à vivre. » Grand, mince, blond, beau gosse, affamé, il se glisse dans la coulisse du plaisir, se faufile dans les rangs des citoyens interlopes. Il observe, il se souvient, il peint. Il a laissé derrière lui l’austérité protestante de la Hollande pour se jeter dans la fête parisienne : « Van Dongen avait besoin de Paris », écrit André Siegfried.
On le connaît, puis on le reconnaît ; l’époque est favorable aux nouveaux talents. Il entre chez les Bernheim-jeunes : le voilà « lancé ». Peintre de la mondanité, certes, mais son trait audacieux, sa patte insolente rompent avec la tradition du portrait flatteur : « Mes clientes n’étaient pas toujours satisfaites du résultat. » Il peint les belles épouses des hommes riches, les noceurs, les artistes, les clowns, les lutteuses, et même Anatole France, suscitant l’effroi des lecteurs de ce dernier, qui jugent ses traits vieillis et sa silhouette rabougrie attentatoires à la dignité de l’écrivain.
Il peint comme il désire, il peint parce qu’il désire ; ses aplats violents, sa palette primitive font surgir l’énergie sensuelle. Comme saisi par sa fureur fauve, rehaussé de ses éclats expressionnistes, le corps féminin s’offre sans pudeur.
La Parisienne de Van Dongen n’est-elle pas l’héritière de celle de François Boucher qui, sous Louis XV, en imagina le modèle ? De l’une à l’autre, plus d’un siècle d’offrande charnelle, de péché souriant et pardonné, plus d’un siècle de fièvre, de postures aimables, joliment provocantes, de tendres pièges tendus et déjoués, de comédie des sentiments, d’enlacements perdus et toujours recommencés, plus d’un siècle d’exercice du plaisir définitivement français. Innocente des crimes passés, ignorante des crimes à venir, elle confie le soin de son allure, de son rythme, en un mot de sa métamorphose, à la peinture, à la poésie, à la musique. Sous la lumière d’une lampe, elle attend l’amour, en devance les caresses, en mime les contorsions, anticipe ses joies. Elle a le ventre rond, les cuisses pleines, les seins fermes, les yeux fardés de noir intense ; son corps est chargé d’électricité, d’« érotricité ».
La « manière » de Van Dongen se fonde sur l’affolante vigueur de la vie : elle en suggère, dans une vision presque foraine, l’éblouissant scandale.
(1)En novembre 1941, la propagande culturelle allemande organise un « voyage d’études » destiné aux artistes des beaux-arts (il y en eut également pour les comédiens, pour les écrivains). La délégation française compte des noms prestigieux : Paul Landowski pour la musique, Othon Friesz, Charles Despiau, Henri Bouchard, Paul Belmondo pour la sculpture, Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck, André Derain, pour la peinture. Les Français firent halte dans plusieurs villes avant de gagner Berlin, où les attendait Arno Breker, le sculpteur du régime. Il ne s’agissait nullement d’artistes ratés, qui auraient pu voir dans la Collaboration le moyen de gagner une reconnaissance. Au final, ils furent les dupes d’une opération dont ils ne comprirent pas la finalité.
« Van Dongen, fauve, anarchiste et mondain », Musée d’art moderne de la Ville de Paris,
11, avenue du Président Wilson, Paris 16e. Du vendredi 25 mars au dimanche 17 juillet 2011.
Publié le 23 avril 2011 dans la revue Causeur. © Patrick Mandon. Avec son aimable autorisation. Qu'il soit ici chaleureusement remercié.
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