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19 février 2015 4 19 /02 /février /2015 17:04

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(…)

ROXANE

Aujourd'hui...

Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?

CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian

C'est qu'il fait nuit,

Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE

Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.

CYRANO

Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,

Puisque c'est dans mon coeur, eux, que je les reçois ;

Or, moi, j'ai le coeur grand, vous, l'oreille petite.

D'ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite,

Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !

ROXANE

Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO

De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !

ROXANE

Je vous parle en effet d'une vraie altitude !

CYRANO

Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur

Vous me laissiez tomber un mot dur sur le coeur !

ROXANE, avec un mouvement

Je descends !

CYRANO, vivement

Non !

ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon

Grimpez sur le banc, alors, vite !

CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit

Non !

ROXANE

Comment... non ?

CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus

Laissez un peu que l'on profite...

De cette occasion qui s'offre... de pouvoir

Se parler doucement, sans se voir.

ROXANE

Sans se voir ?

CYRANO

Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.

Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,

J'aperçois la blancheur d'une robe d'été

Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !

Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !

Si quelquefois je fus éloquent...

ROXANE

Vous le fûtes !

CYRANO

Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti

De mon vrai coeur...

ROXANE

Pourquoi ?

CYRANO

Parce que... jusqu'ici

Je parlais à travers...

ROXANE

Quoi ?

CYRANO

...le vertige où tremble

Quiconque est sous vos yeux !... Mais ce soir, il me semble...

Que je vais vous parler pour la première fois !

ROXANE

C'est vrai que vous avez une toute autre voix.

CYRANO, se rapprochant avec fièvre

Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège

J'ose être enfin moi-même, et j'ose...

Il s'arrête et, avec égarement.

Où en étais-je ?

Je ne sais... tout ceci, -pardonnez mon émoi,-

C'est si délicieux... c'est si nouveau pour moi !

ROXANE

Si nouveau ?

CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots

Si nouveau... mais oui... d'être sincère

La peur d'être raillé, toujours au coeur me serre...

ROXANE

Raillé de quoi ?

CYRANO

Mais de... d'un élan !... Oui, mon coeur

Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur

Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête

Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

ROXANE

La fleurette a du bon.

CYRANO

Ce soir, dédaignons-la !

ROXANE

Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela !

CYRANO

Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,

On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !

Au lieu de boire goutte-à-goutte, en un mignon

Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,

Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve

En buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE

Mais l'esprit ?...

CYRANO

J'en ai fait pour vous faire rester

D'abord, mais maintenant ce serait insulter

Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,

Que de parler comme un billet doux de Voiture !

-Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel

Nous désarmer de tout notre artificiel

Je crains tant que parmi notre alchimie exquise

Le vrai du sentiment ne se volatilise,

Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,

Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

ROXANE

Mais l'esprit ?...

CYRANO

Je le hais, dans l'amour ! C'est un crime

Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !

Le moment vient d'ailleurs inévitablement,

-Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !

Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe

Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE

Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,

Quels mots me direz-vous ?

CYRANO

Tous ceux, tous ceux, tous ceux

Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,

Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe,

Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;

Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,

Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,

Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !

De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé

Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,

Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !

J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure

Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,

On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,

Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,

Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d'une voix troublée

Oui, c'est bien de l'amour...

CYRANO

Certes, ce sentiment

Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment

De l'amour, il en a toute la fureur triste !

De l'amour, -et pourtant il n'est pas égoïste !

Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,

Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,

S'il ne pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse

Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !

-Chaque regard de toi suscite une vertu

Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu

A comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?

Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?...

Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !

Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !

C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,

Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste

Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots

Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !

Car vous tremblez ! car j'ai senti, que tu le veuilles

Ou non, le tremblement adoré de ta main

Descendre tout le long des branches du jasmin !

Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.

ROXANE

Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !

Et tu m'as enivrée !

CYRANO

Alors, que la mort vienne !

Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l'ai su causer !

Je ne demande plus qu'une chose...

CHRISTIAN, sous le balcon

Un baiser !

ROXANE, se rejetant en arrière

Hein ?

CYRANO

Oh !

ROXANE

Vous demandez ?

CYRANO

Oui... je...

A Christian bas.

Tu vas trop vite.

CHRISTIAN

Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !

CYRANO, à ROXANE

Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !

Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE, un peu déçue

Vous n'insistez pas plus que cela ?

CYRANO

Si ! j'insiste...

Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !

Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !

CHRISTIAN, à CYRANO, le tirant par son manteau

Pourquoi ?

CYRANO

Tais-toi, Christian !

ROXANE, se penchant

Que dites-vous tout bas ?

CYRANO

Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ;

Je me disais : tais-toi, Christian !...

Les théorbes se mettent à jouer.

Une seconde !...

On vient ! Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre.

Air triste ? Air gai ?... Quel est donc leur dessein ?

Est-ce un homme ? une femme ? -Ah ! c'est un capucin !

Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes.

(…)

 

 

Cyrano de Bergerac

Acte troisième, scène VII

 

 

 

 

 

 

 

 


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