...Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
15 avril 2010 - 15 avril 2012. Aujourd'hui, deux années se sont écoulées depuis la création de Nuageneuf. Un peu plus de 750 poèmes, textes en prose ou billets illustrés d'un peu plus de 800 toiles de maîtres ont été publiés. Petit à petit, jour après jour, des ami(e)s sont venus. Ex nihilo. Cela reste très mystérieux. (Presque) tous sont restés. Mieux encore, quelques sites d'universités françaises (Lyon II, Nancy, Grenoble etc...) et québécoises (Montréal, Québec etc..., l'université du Manitoba...), une vingtaine de collèges, de classes ou de professeurs nous référencent ou nous citent ou, fort heureusement, nous corrigent. Ces encouragements aussi inattendus qu'inespérés sont autant de chaleureuses incitations à poursuivre notre cheminement en poésie, à tenter de faire partager nos découvertes, nos élans ou nos émerveillements malgré les temps mauvais et les ciels d'avenir qui s'obscurcissent. Nous proposons à l'occasion de ce deuxième anniversaire la tirade des "Non merci" extraite de l'Acte II, scène VIII de Cyrano de Bergerac.
LE BRET
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire...
CYRANO
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci ! D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe1,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron2,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux3 pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy4
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes5 ?
Être terrorisé par de vagues gazettes6,
Et se dire sans cesse : "Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François" ?...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets7, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
LE BRET
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
CYRANO
A force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !
(...)
LE BRET
après un silence, passant son bras sous le sien
Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais, tout bas,
Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !
CYRANO
vivement
Tais-toi !
Notes pour les plus jeunes :
1. Et, donneur de séné par désir de rhubarbe : ce vers vient d'une expression " proposer la rhubarbe pour avoir le séné ", qui signifie s'entendre à l'amiable mais de façon malhonnête : Cyrano n'accepte pas les arrangements louches.
2. giron : partie du corps qui s'étend de la ceinture au genoux quand on est assis ; ici, signifie "lieu protecteur ".
3. madrigaux : le madrigal est une petite pièce de vers exprimant une pensée fine, tendre ou galante.
4. le bon éditeur de Sercy : puisque cet éditeur publiait à compte d'auteur, cela signifie qu'il éditait des gens sans doute de peu de talent qui payaient pour se faire remarquer.
5. mazette : personne qui manque de force, d'habileté, d'énergie.
6. gazette : journal.
7. placet : écrit qui a pour but de demander une grâce, une faveur.
Nuageneuf remercie tout particulièrement Pik
de lui avoir adressé ce photo-montage.