La maîtresse d’ordre
Garçon manqué me surnommait-on, parce que je préférais les jeux des garçons à ceux des filles, le saut et le cache-cache aux soins des poupées. Et cependant j'aime être une femme ; porter les enfants, les pousser au jour, les allaiter et veiller de près, de loin sur leur croissance. Vivre avec autrui sans devoir prouver ma puissance ni assurer mon emprise. Cet acquiescement ne m'empêche pas de déplorer les servitudes du quotidien côté femme : ainsi l'ordre à l'intérieur d'une famille nombreuse et remuante n'a cessé de faire question. Mieux vaut en rire qu'en pleurer.
En ouvrant une porte du secrétaire, une pile de feuillets s'est effondrée. Cette fois, c'est trop. Il faut tout sortir, trier, classer, liquider. Garder le moins possible. Créer le vide pour permettre d'autres pleins. Allons-y pour les grandes manoeuvres domestiques. Je vais sacrifier au dieu de l'ordre qui doit régner sur les maisons bien tenues ; il permet une existence simplifiée, renouvelée.
Sait-on ce qu'on fait en touchant ainsi à la vie accumulée, comprimée dans un espace restreint ? C'est tout le passé qui saute au visage, à la mémoire : photos d'enfants jugées trop peu réussies pour figurer dans l'album de famille et qui restituent des expressions oubliées ; traces de voyages, d'engagements sociaux dont on avait perdu jusqu'au souvenir ; lettres d'amis, morts depuis ; adresses utiles devenues inutilisables ; ordonnances périmées sans qu'on s'en soit porté plus mal ; crayons rongés jusqu'à l'os. On se croit au bout de la boîte aux trésors et les rainures révèlent encore une pièce de monnaie, un souvenir pieux, un cachet d'aspirine émietté. Traces de jours enfouis, enfuis. L'envie prend de s'arrêter à chaque pas, chaque pièce, de relire, de comparer les dates, de mettre en perspective. Mais l'heure tourne et le propos était — il faut que je m'en souvienne et m'y tienne — de faire le vide.
Petite concession : ce que je ne peux vraiment pas me résoudre à détruire ou jeter, je vais l'enfermer dans une boîte à chaussures que je rangerai dans un placard pour le temps où je ne pourrai plus bouger, où je m'ennuierai, où j'aurai besoin d'alimenter ma mémoire... mais ce n'est pas aujourd'hui demain. J'ai besoin de me secouer énergiquement : avance ! Rien ne meurt, tout demeure, quelque part. Faire place pour préparer le lit de la vie, celle qui se presse à la porte. Refuser de s'encombrer, de se figer. Le débat intime est permanent : Ce catalogue pourrait être utile à un enfant, comme documentation... Alors, donne-le tout de suite, distribue au lieu de laisser moisir ici.
Colette NYS-MAZURE
Célébration du quotidien
Sculpture de Rik Wouters
Soucis domestiques, 1913
Cologne, Rheinpark.
Rik Wouters est un peintre et sculteur belge (1882-1916)
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